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dragme'; ensuite frequenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on debite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chere tout le profit qu'ils tirent de cette espece de trafic. En un mot, ils sont querelleux et difficiles, 'ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante et qu'ils font retentir dans les marchez et dans les boutiques.

C

DU GRAND PARLEUR.

E que quelques-uns appellent babil est proprement une intemperance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. « Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit; j'ay tout sçû, et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendray tout. » Et si cet autre continuë de parler : « Vous avez déja dit cela; songez, poursuit-il, à ne rien oublier; fort bien; cela est ainsi, car vous m'avez heureusement remis dans le fait; voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres. » Et ensuite: «Mais que veux-je dire? ah! j'oubliois une chose; oui, c'est cela mesme, et je voulois voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ay appris. » C'est par de telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas

1. Une obole étoit la sixième partie d'une dragme.

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le loisir à celuy qui luy parle de respirer. Et lors qu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec luy quelque entretien, il va se jetter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses serieuses et les met en fuite; de là il entre dans les Ecoles publiques et dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres par de vains discours et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échape à quelqu'un de dire «Je m'en vais », celuy-cy se met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusques dans sa maison. Si par hazard il a appris ce qui aura esté dit dans une assemblée de ville, il court dans le mesme temps le divulguer; il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de l'Orateur Aristophon, comme sur le combat3 celebre que ceux de Lacedemone ont livré aux Atheniens sous la conduite de Lisandre. Il raconte, une autre fois, quels applaudissemens a eu un discours qu'il a fait dans le public, en repete une grande partie, mêle dans ce recit ennuyeux des invectives contre le peuple, pendant que de ceux qui l'écoutent les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un

1. C'estoit un crime puni de mort à Athenes par une loy de Solon, à laquelle on avoit un peu dérogé au temps de Theophraste.

2. C'est à dire sur la bataille d'Arbeles et la victoire d'Alexandre, suivie de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athenes lors qu'Aristophon, celebre Orateur, estoit premier Magistrat.

3. Il estoit plus ancien que la bataille d'Arbeles, mais trivial et sçû de tout le peuple.

seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger; il ne permet pas que l'on mange à table; et, s'il se trouve au theatre, il empêche non seulement d'entendre, mais même de voir les acteurs. On luy fait avoüer ingenuëment qu'il ne luy est pas possible de se taire, qu'il faut que sa langue se remuë dans son palais comme le poisson dans l'eau, et que quand on l'accuseroit d'estre plus babillard qu'une hirondelle, il faut qu'il parle; aussi écoute-t'il froidement toutes les railleries que l'on fait de luy sur ce sujet; et jusques à ses propres enfans, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil : « Faites-nous, luy disentils, un conte qui acheve de nous endormir. >>

U

DU DEBIT DES NOUVELLES.

N nouvelliste, ou un conteur de fables, est un homme qui arrange selon son caprice ou des discours ou des faits remplis de fausseté; qui, lors qu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage, et, luy soûriant : «D'où venez-vous ainsi ? luy dit-il; que nous direz-vous de bon? n'y a-t'il rien de nouveau ?» Et continuant de l'interroger : « Quoy donc! n'y a-t'il aucune nouvelle? Cependant il y a des choses étonnantes à raconter.» Et, sans luy donner le loisir de luy répondre : «Que dites-vous donc? poursuit-il; n'avez-vous rien entendu par la ville? Je vois bien que vous ne sçavez rien et que je vais vous

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regaler de grandes nouveautez. » Alors, ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le Joüeur de flute, ou Lycon l'Ingenieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée, de qui il sçait toutes choses, car il allegue pour témoins de ce qu'il avance des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté. Il asseure donc que ces personnes luy ont dit que le Roy et Polispercon3 ont gagné la bataille, et que Cassandre leur ennemi est tombé vif entre leurs mains; et lorsque quelqu'un luy dit: Mais, en verité, cela est-il croyable?» il luy replique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la mesme chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoûte qu'il a lû cet évenement sur le visage de ceux qui gouvernent; qu'il y a un homme caché chez l'un de ces Magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macedoine, qui a tout veu et qui luy a tout dit; ensuite, interrompant le fil de sa narration: « Que pensezvous de ce succez ? demande-t'il à ceux qui l'écoutent. Pauvre Cassandre! malheureux Prince! s'écrie-t'il d'une maniere touchante. Voyez ce que c'est que la fortune! Car enfin Cassandre estoit puissant, et il avoit avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul», pendant qu'il court par toute la ville le de

1. L'usage de la flute, tres-ancien dans les troupes. 2. Aridée, frere d'Alexandre le Grand.

3. Capitaine du mesme Alexandre.

4. C'estoit un faux bruit, et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Aridée et à Polispercon la tutelle des enfans d'Alexandre, avoit eu de l'avantage sur eux.

biter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent: car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toûjours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique; au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeoient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple et à luy conter des nouvelles; quelques autres, aprés avoir vaincu sur mer et sur terre dans le 'Portique, ont payé l'amande pour n'avoir pas comparu à une cause appellée; enfin, il s'en est trouvé qui, le jour mesme qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si miserable que la condition de ces personnes, car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public, où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent ou à les fatiguer par leurs mensonges?

DE L'EFFRONTERIE CAUSÉE PAR L'AVARICE.

POUR

OUR faire connoistre ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vûë d'un vil interest. Un homme que l'avarice rend effronté ose emprunter une somme d'argent à celuy à qui il en

1. V. le chap. de la Flatterie.

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