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DES ESPRITS FORTS.

Es Esprits forts sçavent-ils qu'on les appelle ainsi par ironie? Quelle plus grande foiblesse que d'estre incertains quel est le principe de son estre, de sa vie, de ses sens, de ses connoissances, et quelle en doit estre la fin? Quel découragement plus grand que de douter si son ame n'est point matiere comme la pierre et le reptile, et si elle n'est point corruptible comme ces viles creatures? N'y a-t'il pas plus de force et plus de grandeur à recevoir dans nostre esprit l'idée d'un estre superieur à tous les estres, qui les a tous faits, et à qui tous se doivent rapporter? d'un estre souverainement parfait, qui est pur, qui n'a point commencé et qui ne peut finir, dont nostre ame est l'image, et mesme une portion comme esprit et comme immortelle ?

L'on doute de Dieu dans une pleine santé, comme l'on doute que ce soit pecher que d'avoir

un commerce avec une personne libre1. Quand l'on devient malade et que l'hydropisie est formée, l'on quitte sa concubine, et l'on croit en Dieu.

¶ Il faudroit s'éprouver et s'examiner tresserieusement avant que de se declarer esprit fort ou libertin, afin au moins, et selon ses principes, de finir comme l'on a vêcu; ou, si l'on ne se sent pas la force d'aller si loin, se resoudre de vivre comme l'on veut mourir.

¶Toute plaisanterie dans un homme mourant est hors de sa place; si elle roule sur de certains chapitres, elle est funeste. C'est une extrême misere que de donner à ses dépens à ceux que l'on laisse le plaisir d'un bon mot.

Il y a eu de tout temps de ces gens d'un bel esprit et d'une agreable litterature, esclaves des Grands, dont ils ont épousé le libertinage et porté le joug toute leur vie contre leurs propres lumieres et contre leur conscience; ces hommes n'ont jamais vêcu que pour d'autres hommes, et ils semblent les avoir regardez comme leur Dieu et leur derniere fin. Ils ont eu honte de se sauver à leurs yeux, de paroistre tels qu'ils estoient peut-être dans le cœur, et ils se sont perdus par deference ou par foiblesse. Y a-t'il donc sur la terre des Grands assez grands, et des Puissans

I. Une fille.

assez puissans, pour meriter de nous que nous croyïons et que nous vivions à leur gré, selon leur goust et leurs caprices, et que nous poussions la complaisance plus loin en mourant non de la maniere qui est la plus seure pour nous, mais de celle qui leur plaist davantage ?

¶ J'exigerois de ceux qui vont contre le train commun et les grandes regles, qu'ils sceussent plus que les autres, qu'ils eussent des raisons claires et de ces argumens qui emportent conviction.

Je voudrois voir un homme sobre, moderé, chaste, équitable, prononcer qu'il n'y a point de Dieu : il parleroit du moins sans interest; mais cet homme ne se trouve point.

¶ J'aurois une extrême curiosité de voir celuy qui seroit persuadé que Dieu n'est point: il me diroit du moins la raison invincible qui a sçû le convaincre.

L'impossibilité où je suis de prouver que Dieu n'est pas me découvre son existence.

¶ Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas qu'il n'y en ait point: cela me suffit, tout le raisonnement du monde m'est inutile; je conclus que Dieu existe. Cette conclusion est dans ma nature; j'en ay reçû les principes trop aisément dans mon enfance, et je les ay conservez depuis trop naturellement dans un âge plus avancé,

pour les soupçonner de fausseté; mais il y a des esprits qui se defont de ces principes. C'est une grande question s'il s'en trouve de tels; et quand il seroit ainsi, cela prouve seulement qu'il y a des monstres.

L'atheisme n'est point: les Grands, qui en sont le plus soupçonnez, sont trop paresseux pour decider en leur esprit que Dieu n'est pas; leur indolence va jusques à les rendre froids et indifferens sur cet article si capital, comme sur la nature de leur ame et sur les consequences d'une vraye Religion. Ils ne nient ces choses ny ne les accordent : ils n'y pensent point.

Les hommes sont-ils assez bons, assez fideles, assez équitables, pour devoir y mettre toute nostre confiance, et ne pas desirer du moins que Dieu existât, à qui nous pussions appeller de leurs jugemens, et avoir recours quand nous en sommes persecutez ou trahis?

Si l'on nous assuroit que le motif secret de l'Ambassade des Siamois a esté d'exciter le Roy tres-Chrétien à renoncer au Christianisme, à permettre l'entrée de son Royaume aux Talapoins, qui eussent penetré dans nos maisons pour persuader leur Religion à nos femmes, à nos enfans et à nous-mêmes, par leurs livres et par leurs entretiens; qui eussent élevé des Pagodes au milieu des villes, où ils eussent placé

des figures de metal pour y estre adorées, avec quelles risées et quel étrange mépris n'entendrions-nous pas des choses si extravagantes? Nous faisons cependant six mille lieuës de mer pour la conversion des Indes, des Royaumes de Siam, de la Chine et du Japon, c'est-à-dire pour faire tres-serieusement à tous ces peuples des propositions qui doivent leur paroistre tres-folles et tres-ridicules; ils supportent neanmoins nos Religieux et nos Prestres, ils les écoutent quelquefois, leur laissent bâtir leurs Eglises et faire leur missions. Qui fait cela en eux et en nous? Ne seroit-ce point la force de la verité?

¶ Il y a deux mondes: l'un où l'on sejourne peu et dont l'on doit sortir pour n'y plus rentrer; l'autre où l'on doit bientost entrer pour n'en jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la haute reputation, les grands biens, servent pour le premier monde; le mépris de toutes ces choses sert pour le second. Il s'agit de choisir.

¶ Qui a vêcu un seul jour a vêcu un siecle : mesme Soleil, mesme terre, mesme monde, mesmes sensations; rien ne ressemble mieux à aujourd'huy que demain. Il y auroit quelque curiosité à mourir, c'est à dire à n'estre plus un corps, mais à estre seulement esprit. L'homme cependant, impatient de la nouveauté, n'est point curieux sur ce seul article; né inquiet et qui s'en

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