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DES GRANDS.

A prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entestement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manieres si general, que, s'ils s'avisoient d'estre bons, cela iroit à l'idolâtrie.

¶ L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit : je leur cede leur bonne chere, leurs riches ameublemens, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flateurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.

Les Grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forest, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une ame de joye, de prevenir d'extremes

besoins ou d'y remedier, leur curiosité ne s'étend point jusques-là.

Les Grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent les Grands qui n'ont que de la grandeur; les gens de bien plaignent les uns et les autres, qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle

vertu.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au dessus de nous nous les rend haïssables, mais un salut ou un sourire nous les reconcilie.

¶Les Grands croient estre seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la delicatesse, et s'emparent de ces riches talens comme de choses deuës à leur naissance. C'est cependant en eux une erreur grossiere de se nourrir de si fausses préventions; ce qu'il y a jamais eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit et peut-estre d'une conduite plus delicate, ne nous est pas toujours venu de leur fond: ils ont de grands domaines et une longue suite d'ancestres, cela ne leur peut estre contesté.

¶ Qui peut dire pourquoy quelques-uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des Grands?

¶ Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prosperité, font que les Princes ont de la joye de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbecille et d'un mauvais conte. Les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Les Grands ne doivent point aimer les premiers temps, ils ne leur sont point favorables; il est triste pour eux d'y voir que nous sortions tous du frere et de la sœur. Les hommes composent ensemble une même famille, il n'y a que le plus ou le moins dans le degré de parenté.

¶ Quelques profonds que soient les Grands de la Cour, et quelque art qu'ils ayent pour paroistre ce qu'ils ne sont pas et pour ne point paroistre ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extréme pente à rire aux dépens d'autruy et à jetter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir. Ces beaux talens se découvrent en eux du premier coup d'œil, admirables sans doute pour envelopper une duppe et rendre sot celuy qui l'est déja, mais encore plus propres à leur oster tout le plaisir qu'ils pourroient tirer d'un homme d'esprit qui sçauroit se tourner et se plier en mille manieres agreables et réjoüissantes, si le dangereux caractere du Courtisan ne luy imposoit pas une fort grande retenuë; il ne luy reste que le caractere serieux, dans lequel il se retranche, et il fait si bien que les railleurs,

avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de luy.

¶ Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des Princes un peu de celuy d'incommoder les autres. Mais non, les Princes ressemblent aux hommes: ils songent à eux-mesmes, suivent leur goust, leurs passions, leur commodité; cela est naturel.

Les Princes, sans d'autre science ny d'autre regle, ont un goust de comparaison; ils sont nez et élevez au milieu et comme dans le centre des meilleures choses, à quoy ils rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voyent et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop de LULLY, de RACINE et de LE BRUN, est condamné.

Il semble que la premiere regle des compagnies, des gens en place ou des puissans, est de donner à ceux qui dépendent d'eux, pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

C'est avoir une tres-mauvaise opinion des hommes, et neanmoins les bien connoistre, que de croire, dans un grand poste, leur imposer par des caresses étudiées, par de longs et steriles embrassemens.

¶ C'est une pure hypocrisie, à un homme d'une certaine élevation, de ne pas prendre d'abord le rang qui luy est dû, et que tout le monde

luy cede; il ne luy coûte rien d'estre modeste, de se mêler dans la multitude qui va s'ouvrir pour luy, de prendre dans une assemblée une derniere place, afin que tous l'y voyent et s'empressent de l'en ôter. La modestie est d'une pratique plus amere aux hommes d'une condition ordinaire s'ils se jettent dans la foule, on les écrase; s'ils choisissent un poste incommode, il leur de

mcure.

L'on se porte aux extremitez opposées à l'égard de certains personnages; la satire, aprés leur mort, court parmi le peuple, pendant que les voutes des Temples retentissent de leurs éloges. Ils ne meritent quelquefois ny libelles, ny discours funebre ; quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

a

L'on doit se taire sur les Puissans: il y presque toûjours de la flatterie à en dire du bien; il y a du peril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts.

¶ Si les Grands ont les occasions de nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté, et s'ils desirent de nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toûjours les occasions: ainsi l'on peut estre trompé dans l'espece de culte que l'on leur rend, s'il n'est fondé que sur l'esperance ou sur la crainte; et une longue vie se termine quelquefois sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moin

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