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CHAPITRE X.

De l'abus du Gouvernement, & de fa pente à dégénérer.

COMME la volonté particuliere agit fans

ceffe contre la volonté générale, ainfi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la conftitution s'altere, & comme il n'y a point ici d'autre volonté de corps qui réfiftant à celle du Prince faffe équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité focial. C'eft-là le vice inhérent & inévitable qui dès la naiffance du corps politique tend fans relâche à le détruire, de même que la vieilleffe & la mort détruifent enfin le corps de l'homme.

IL Y A deux voyes générales par lefquelles un Gouvernement dégénere; favoir, quand il fe refferre, ou quand l'Etat se diffoût.

LE GOUVERNEMENT fe refferre quand il paffe du grand nombre au petit, c'est-à-dire de la Démocratie à l'Ariftocratie, & de l'Ariftocra- { tie à la Royauté. C'eft-là fon inclinaison naturelle *. S'il rétrogradoit du petit nombre au

La formation lente & le progrès de la République de Venife dans fes lagunes offre un exemple notable de

grand, on pourroit dire qu'il fe relâche, mais ce progrès inverfe eft impoffible.

EN EFFET, jamais le Gouvernement ne change de forme que quand fon reffort ufé le laiffe trop affoibli pour pouvoir conferver la fienne. Or s'il fe relâchoit encore en s'étendant, fa force deviendroit tout-à-fait nulle, & il fubfifteroit encore moins. Il faut donc remonter & ferrer le reffort à mesure qu'il cede, autrement l'Etat qu'il foutient tomberoit en ruine.

LE CAS de la diffolution de l'Etat peut arriver de deux manieres.

cette fucceffion; & il eft bien étonnant que depuis plus de douze cens ans les Vénitiens femblent n'en être encore qu'au fecond terme, lequel commença au Serrar di Configlio en 1198, Quant aux anciens Ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puiffe dire le fquitinio della libertà veneta, il eft prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souve rains.

On ne manquera pas de m'objecter la République Romaine qui fuivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, paffant de la Monarchie à l'Ariftocratie, & de l'Ariftocratie à la Démocratie. Je fuis bien éloigné d'en penser ainfi.

Le premier établiffement de Romulus fut un Gouvernement mixte qui dégénéra promptement en Defpotifme. Par des caufes particulieres l'Etat périt avant le tems, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulfion des Tarquins fut la véritable époque de la naiffance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme conftante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolillant pas le patriciat. Car de cette maniere l'Ariftocratie héréditaire, qui eft la pire des adminiftrations légitimes, reftant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement Coujours incertaine & fiorante ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établiffement des Tribuns; a

PREMIEREMENT quand le Prince n'adminiftre plus l'Etat felon les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait un changement remarquable; c'est que, non pas le Gouvernement, mais l'Etat fe refferre; je veux dire que le grand Etat fe diffout & qu'il s'en forme un autre dans celui-là, compofé feulement des membres du Gouvernement, & qui n'eft plus rien au refte du Peuple que fon maltre & fon tyran. De forte qu'à l'inftant que le Gouvernement ufurpe la fouveraineté, le pacte focial eft rompu, & tous les fimples Cito

lors feulement il y eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie. En effet le peuple alors n'étoit pas feulement Souverain mais auffi magiftrat & juge, le Sénat n'étoit qu'un tribunal en fous-ordre pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les Confuls eux-mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magiftrats, bien que Généraux abfolus à la guerre, n'étoient à Rome que les préfidens du peuple.

Dès lors on vit auffi le Gouvernement prendre fa pen te naturelle & tendre fortement à l'Ariftocratie. Le Patriciat s'aboliffant comme de lui-même, l'Ariftocratie n'étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle eft à Venife & à Genes, mais dans le corps du Sénat compoLé de Patriciens & de Plébeyens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d'ufurper une puif fance active: car les mots ne font rien aux chofes, & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une Ariftocratie..

De l'abus de l'Ariftocratie nacquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules-Cefar, Augufte devinrent dans le fait de véritables Monarques, & enfin fous le defpotifme de Tibere l'Etat fut diffout. L'hiftoire Romaine ne dément donc pas mon principe; elle le confime.

yens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, font forcés mais non pas obligés d'obéir.

LE MEME cas arrive auffi quand les membres du Gouvernement ufurpent féparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en corps; ce qui n'eft pas une moindre infraction des loix, & produit encore un plus grand défordre. Alors on a, pour ainfi dire, autant de Princes que de Magiftrats, & l'Etat, non moins divifé que le Gouvernement, périt ou change de forme.

QUAND l'Etat fe diffout, l'abus du Gouvernement quel qu'il foit prend le nom cominun d'anarchie. En diftingant, la Démocratie dégénere en Ochlocratie, l'Aristocratie en Olygarchie; j'ajouterois que la Royauté dégénere en Tyrannie, mais ce dernier mot eft équivoque & demande explication.

DANS le fens vulgaire un Tyran est un Roi qui gouverne avec violence & fans égard à la juftice & aux loix. Dans le fens précis un Tyran eft un particulier qui s'arroge l'autorité royale fans y avoir droit. C'eft ainfi que les Grecs entendoient ce mot de Tyran: Ils le donnoient indifféremment aux bons & aux mauvais Princes dont l'autorité n'étoit pas légitime *,

* Omnes enim & habentur & dicuntur Tyranni qui poteftate utuntur perpetuâ, in eâ Civitate qua libertate ufa eft. Corn. Nep. in Miltiad: Il eft vrai qu'Aristote Mor: Nicom. L

Ainfi Tyran & ufurpateur font deux mots parfaitement fynonimes.

POUR donner différens noms à différentes chofes, j'appelle Fyran l'ufurpateur de l'autorité royale, & Defpote l'ufurpateur du pouvoir Souverain. Le Tyran eft celui qui s'ingere contre les loix à gouverner felon les loix; le Def pote eft celui qui fe net au deffus des loix-mê-mes. Ainfi le Tyran peut n'être pas Defpote,, mais le Defpote eft toujours Tyran.

CHAPITRE XI.

TELLE

De la mort du corps politique.

ELLE eft la pente naturelle & inévitable: des Gouvernemens lės mieux conftitués. Si Sparte & Rome ont péri, quel Etat peut efpé-rer de durer toujours ? Si nous voulons former un établissement durable, ne fongeons donc point à le rendre éternel. Pour réuffer il ne faut pas tenter l'impoffible, ni fe flater de donner à l'ouvrage des hommes une folidité que les chofes humaines ne comportent pas..

VIH. c. 10 diftingue le Tyran du Roi, en ce que le pre mier gouverne pour fa propre utilité & le fecond feulement pour l'utilité de fes fujets mais outre que généra lement tous les auteurs grecs ont pris le mot Tyran dans une autre fens, comme il paroît fur tout par le Hieron de Xenophon, il s'en fuivroit de la diftinction d'Ariftote que depuis le commencement du monde il n'auroit pas encore exifté un feut Roi.

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