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assis, leur robe relevée jusques aux genoux et d'une manière indécente. Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer, ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l'on rencontre sur les chemins (3); mais si c'est un bœuf, un âne ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent et ne se lassent point de les contempler. Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu'ils y trouvent, boivent tout d'une haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d'ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique (4). Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d'herbes aux bêtes de charrue (5) qu'ils ont dans leurs étables. Heurte-t-on à leur porte pendant qu'ils dînent, ils sont attentifs et curieux. Vous remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour qu'ils appellent à eux, qu'ils empoignent par la gueule, en disant (6): Voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. Ces gens, épineux dans les payements qu'on leur fait, rebutent un grand nombre de pièces qu'ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu'on est obligé de leur changer. Ils sont occupés pendant la nuit d'une charrue, d'un sac, d'une faux, d'une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ces ustensiles. Et lorsqu'ils marchent par la ville, Combien vaut, demandent-ils aux premiers qu'ils rencontrent, le poisson salé? Les fourrures se vendentelles bien (7)? N'est-ce pas aujourd'hui que les jeux nous ramènent une nouvelle lune (8)? D'autres fois, ne sachant que dire, ils vous apprennent qu'ils vont se faire raser, et qu'ils ne sortent que pour cela (9). Ce sont ces mêmes personnes que l'on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui, se trouvant tout portés devant la boutique d'Archias (10), achètent cux-mêmes des viandes salées, et les apportent à la main en pleine rue.

NOTES.

(1) Le texte grec nomme une certaine drogue qui rendait l'haleine fort mauvaise le jour qu'on l'avait prise. (La Bruyère. ) La traduction est plus juste que la note. (Voyez la note de M. Coray sur ce passage.)

(2) Le grec dit, « aux journaliers qui travaillent dans leur champ. » (3) II parait qu'il y a ici une transposition dans le grec, et qu'il faut traduire : « ni de paraître surpris des choses les plus extraordinai<< res; mais s'ils rencontrent dans leur chemin un bœuf, etc. »>

(4) Le grec dit seulement : « à laquelle ils aident à moudre les pro<< visions pour leurs gens et pour eux-mêmes. « L'expression de la Bruyère, «< ils vont au moulin, » est un anachronisme. Du temps de Théophraste, on n'avait pas encore des moulins communs; mais on faisait broyer ou moudre le blé que l'on consommait dans chaque maison, par un esclave, au moyen d'un pilon ou d'une espèce de moulin à bras. (Voyez Pollux, livre I, segm. 78, et liv. VII, segm. 180.) Les moulins à eau n'ont été inventés que du temps d'Auguste, et l'usage du pilon était encore assez général du temps de Pline.

(5) Des bœufs. (La Bruyère.) Le grec dit en général, « des bêtes de << trait. »>>

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(6) Au lieu de, « Heurte-t-on, etc.,» le grec dit simplement : « Si quelqu'un frappe à sa porte, il répond lui-même, appelle son chien, « et lui prend la gueule, en disant : Voilà, etc. »

(7) Le grec porte : « Lorsqu'il se rend en ville, il demande au pre«<mier qu'il rencontre : Combien vaut le poisson salé? et quel est le prix des habits de peau? » Ces habits étaient le vêtement ordinaire des påtres, et peut-être des pauvres et des campagnards en général.

(8) Cela est dit rustiquement; un autre dirait que la nouvelle lune ramène les jeux; et d'ailleurs c'est comme si le jour de Pâques, quelqu'un disait: N'est-ce pas aujourd'hui Pâques? (La Bruyère.) Quoique la version adoptée par la Bruyère soit celle de Casaubon, j'observerai que le mot la néoménie, que ce savant critique traduit par la nouvelle lune, n'est que le simple nom du premier jour du mois, où il y avait un grand marché à Athènes, et où l'on payait les intérêts de l'argent. (Voyez Aristoph. Vesp. 171, et Scol., et Nub. acte IV, scène I.) Il ne s'agit pas non plus de jeux, puisqu'il n'y en avait pas tous les premiers du mois. Selon plusieurs gloses anciennes rapportées par Henri Estienne, le même mot a aussi toutes les significations du mot latin forum. Cette phrase peut donc être traduite ainsi : « Le forum «< célèbre-t-il aujourd'hui la néoménie? » c'est-à-dire : «Est-ce aujour<< d'hui le premier du mois et le jour du marché? » Le ridicule n'est pas dans l'expression, mais en partie dans ce que le campagnard demande à un homme qu'il rencontre une chose dont il doit être sûr avant de se mettre en route, et surtout dans ce qui suit.

(9) Au lieu de, « D'autres fois, etc., » le texte porte « Et il dit sur-le" champ qu'il va en ville pour se faire raser. » Il ne fait donc cette toilette que le premier jour de chaque mois, en se rendant au marché. Il y a un trait semblable dans les Acharnéens d'Aristophane, v. 998; et Suidas le cite et l'explique en parlant de la néoménie. Du temps de Théophraste, les Athéniens élégants paraissent avoir porté les cheveux (tla barbe d'une longueur moyenne, qui devait être toujours la même, LA BRUYÉRE.

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et on les faisait par conséquent couper très-souvent. (Voyez chap. XXVI, note 6, et le chap. v ci-après.) C'était donc une rusticité de laisser croitre les cheveux et la barbe pendant un mois : et cette malpropreté suppose de plus le ridicule, reproché dans le chap. x à l'avare, de se faire raser ensuite jusqu'à la peau, afin que les cheveux ne dépassent pas de sitôt la juste mesure.

(10) Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple. (La Bruyère.) Il fallait dire, de poisson salé.

CHAPITRE V.

Du complaisant, ou de l'envie de plaire.

Pour faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c'est une manière de vivre où l'on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête, que ce qui est agréable (1). Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il aperçoit un homme dans la place, le salue en s'écriant: Voilà ce qu'on appelle un homme de bien! l'aborde, l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains, de peur qu'il ne lui échappe; et, après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre delui qu'il lui soit plus favorable qu'à son adversaire (2): comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également. C'est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu'il leur trouve plus de raison et d'équité que dans ses concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en entrant à celui qui l'a convié où sont ses enfants; et dès qu'ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que deux figures ne se ressemblent pas mieux : il les fait approcher de lui, il les baise; etles ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux. A qui est, dit-il, la petite bouteille ? à qui est la jolie cognée (3)? Il les prend ensuite sur lui et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu'il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a

un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d'habits, et les quitte presque tout neufs : il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé (4). On ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des comptoirs des banquiers (5); et dans les écoles, qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens (6); ainsi qu'au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des préteurs (7). Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux, mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique (8), et à Rhodes l'excellent miel du mont Hymette; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes et des satyres (9) qu'ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu'ils font faire d'os de chèvre (10), des fioles pour des parfums (11), des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène pour s'exercer à la lutte (12); et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes (13), des escrimeurs, ou des musiciens, ils leur offrent leur maison (14) pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment : ils se trouvent présents à ces exercices; et, se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder : A qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître, et qui en peut disposer (15).

NOTES.

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(1) D'après Aristote, le complaisant se distingue du flatteur en que le premier a un but intéressé, tandis que le second vit entièrement pour les autres, loue tout pour le simple plaisir de louer, et ne demande que d'être agréable à ceux avec lesquels il vit. Caractère auquel on ne peut faire d'autre reproche que ce que Théophraste a dit quelque part des honneurs et des places, qu'il ne faut point les briguer par un com

merce agréable, mais par une conduite vertueuse. Il en est de même de la véritable amitié.

Quelques critiques ont cru que la seconde moitié de ce chapitre appartenait à un autre Caractère; mais il ne s'y trouve aucun trait qui ne convienne parfaitement à un homme qui veut plaire à tout le monde, en tout et partout autre définition de l'envie de plaire, selon Aristote. (2) Chaque partie était représentée ou assistée par un arbitre : ceux-ci s'adjoignaient un arbitre commun: le complaisant, étant au nombre des premiers, se conduit comme s'il était l'arbitre commun. (Voyez Dém. c. Neœr., édit. R., tom. II, pag. 1560, et Anach., chap. XVI.)

(3) Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs enfants. (La Bruyère.) M. Visconti a expliqué, dans le volume III de son Musco Pio Clementino, planche 22, une statue antique d'un petit enfant qui porte une écharpe toute composée de jouets de ce genre, qui paraissent être en partie symboliques. La hache s'y trouve très-distinctement, et l'éditeur croit qu'elle est relative au culte des cabires. Le même savant pense que l'outre dont il est question ici peut être un symbole bachique. Cependant, comme le grec dit seulement, Il joue avec eux, en disant outre, hache, il est possible aussi que ce fussent des mots usités dans quelque jeu, dont cependant je ne trouve aucune trace dans les savants traités sur cette matière rassemblés dans le septième volume du Trésor de Gronovius.

(4) Le grec porte, « Il s'oint avec des parfums précieux. » Il parait qu'on ne se servait ordinairement que d'huile pure, ou plus légèrement parfumée que l'espèce dont il est question ici. Cette opération avait lieu surtout au sortir du bain, dont les anciens faisaient, comme on sait, un usage extrêmement fréquent : elle consistait à se faire frotter tout le corps avec ces matières grasses, et servait, selon l'expression du scoliaste d'Aristophane, ad Plut. 616, à fermer à l'entrée de l'air les pores ouverts par la chaleur.

(5) C'était l'endroit où s'assemblaient les plus honnêtes gens de la ville. (La Bruyère.) Le grec porte, « dans la place publique, etc. » Les Athé niens faisaient faire presque toutes leurs affaires par leurs banquiers. (Voyez Saumaise, de Usuris, et Boettiger, dans le Mercure allemand du mois de janvier 1802. )

(6) Pour être connu d'eux et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s'y trouvaient. (La Bruyère.) Théophraste parle des gymnases, qui étaient de vastes édifices entourés de jardins et de bois sacrés, et dont la première cour était entourée de portiques et de salles garnies de siéges, où les philosophes, les rhéteurs et les sophistes rassemblaient leurs disciples Il paraît que tous les gens bien élevés ne cessaient de fréquenter ces établissements, dont les plus importants étaient l'Académie, le Lycée et le Cynosarge. (Voyez chap. vii du Voyage du jeune Anacharsis.)

(7) Le texte grec dit, « des stratéges,» ou généraux. C'étaient dix magistrats, dont l'un devait commander les armées en temps de guerre; inais il parait que déjà, du temps de Démosthène, ils n'avaient presque plus d'autres fonctions que de représenter dans les cérémonies publiques. (Voyez l'ouvrage que je viens de citer, chap. x.)

(8) D'après Aristote, cette race des meilleurs chiens de chasse de la

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