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848
61270
1878

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NOTICE.

Jean de la Bruyère est né à Paris, au mois d'août 1645 : M. A. Jal en a récemment découvert la preuve authentique, restituant ainsi à Paris un honneur que l'on avait longtemps attribué à Dourdan ou à quelque village voisin, et donnant à la naissance de l'auteur des Caractères la date certaine que l'on avait cherchée vainement jusqu'à ces dernières années1. Son père, Louis de la Bruyère, contrôleur des rentes de la ville, et sa mère, Élisabeth Hamonin, appartenaient l'un et l'autre à une famille bourgeoise de Paris. Il étudia le droit et se fit recevoir avocat au Parlement; mais à vingt-huit ans, il abandonnait le barreau, et achetait un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen. Les trésoriers étaient assez nombreux à cette époque pour qu'il fût permis à quelques-uns d'entre eux de ne pas résider dans leur généralité. Aussi la Bruyère, son serment prêté, revint-il à Paris, et grâce aux honoraires qui étaient attachés à la charge qu'il avait achetée, il put

1. Suivant un extrait des registres de la paroisse de Saint-Christophe en la Cité, qui, sur les indications de M. Jal, a été publié en 1861 par M. E. Chatel, la Bruyère a été baptisé le 17 août 1645. Le jour du baptême, d'ordinaire, suivait de très près celui de la naissance.

2. Les généralités étaient les circonscriptions financières de l'ancienne France. Il y avait dans chaque généralite un bureau de finance. Les trésoriers qui le composaient prenaient le titre de conseillers du roi, trésoriers de France, généraux des finances.

a

y vivre, en toute indépendance, de cette vie studieuse et tranquille dont il goûtait si vivement les charmes1.

Il fit bientôt cependant l'abandon d'une liberté si précieuse. Sur la présentation de Bossuet, le grand Condé le chargea d'enseigner l'histoire à son petit-fils, le duc de Bourbon, et il vint s'installer auprès de son élève. Nous pouvons le dire sans injustice ni témérité : l'élève était peu digne du maître. Du moins était-il intelligent, et SaintSimon, qui a fait de lui, comme de son père, un portrait peu flatté, nous apprend qu'il conserva toute sa vie « les restes de l'excellente éducation » qu'il devait en partie à la Bruyère.

Averti du mérite de la Bruyère par Bossuet, Condé put entrevoir les solides qualités et les délicatesses rares de son esprit; mais il mourut avant que le maître d'histoire de son petit-fils n'eût livré le secret de ses méditations solitaires. A Versailles et à Chantilly, la modestie de son rôle, la dignité de son caractère, et une certaine gaucherie un peu farouche maintenaient la Bruyère à l'écart. S'il se mêlait à la foule, c'était pour s'y perdre, et pour y étudier à l'aise les personnages dont il devait peindre si admirablement les vices et les ridicules. Il avait pris plaisir à écrire les impressions qu'il recevait des hommes et des choses, notant une à une les réflexions que faisaient naître en lui la lecture qu'il venait d'achever, la conversation qu'il avait entendue la veille, l'impertinence dont il était la victime ou le témoin, et tout ce qui, de près ou de loin, attirait son attention. Du fond de son cabinet, il adressait aux courtisans qu'il voyait s'agiter à Versailles, et tout aussi bien aux bourgeois de Paris, dont il avait également appris à connaître les mœurs et le caractère, les sévères leçons de morale et d'honnêteté qu'il puisait dans la plus sage des philosophies. Il distribua bientôt ses réflexions sous un certain nombre de titres, les plaça modestement, comme une sorte d'appendice, à la suite des Caractères de Théophraste, qu'il avait

1. Voyez le chapitre du Mérite personnel, p. 36 (Il faut en France....), le chapitre des Jugementa, p. 271 (La liberté..........), p. 272 (Ne faire sa cour à personne....), etc.

traduits du grec, et les lut à quelques amis. Ils lui mesurérent les éloges, paraît-il, avec une prudente réserve. Heureusement cette froideu ne decouragea pas la Bruyère : il résolut de faire imprimer son manuscrit. Au milieu du siècle dernier, le savant Maupertuis racontait à Berlin de quelle façon la Bruyère remit ses Caractères au libraire qui les édita, et l'anecdʊte n'érite d'être conservée.

« M. de la Bruyère, disait-il, venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés, et s'amusait avec un enfant bien gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet: « Voulez-vous imprimer ceci? (C'était les Caractères.) Je ne sais si vous y trouverez votre compte; mais en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. » Le libraire entreprit l'édition. A peine l'eût-il mise en vente qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit, dans la suite, le mariage le plus avantageux'. »

Imprimé à la fin de 1687, sans nom d'auteur et sous ce titre les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle, le livre fut mis en vente dans le cours de l'année 1688. La première édition, qui ne contenait guère que le tiers de l'ouvrage que nous possé→ dous, fut, en effet, rapidement épuisée; une seconde et une troisième la suivirent de près. Le succès enhardit la Bruyère, et, sans jamais abandonner le travail d'incessante révision auquel il soumit ses Caractères et dont neuf éditions portent les marques, il écrivit de nouvelles réflexions et surtout de nouveaux portraits.

Le duc de Bourbon s'était marié en 1685, et avait cessé de prendre des leçons d'histoire. La Bruyère cependant n'avait point quitté la maison de Condé : l'éducation du

1. Formey, secrétaire perpétuel de l'Académie de Berlin, a rapporté cette anecdote, qu'il tenait de Maupertuis, dans l'un de ses discours académiques.

jeune duc de Bourbon terminée, il était devenu l'un des gentilshommes de M. le Duc, qui était le père de son ancien élève, et qui devait, après la mort du grand Condé, s'appeler M. le Prince. Il put donc étudier jusqu'à son dernier jour le spectacle curieux qu'offrait la cour à tout observateur désintéressé, et de plus en plus assuré contre les attaques de ceux qui eussent voulu entreprendre sur sa liberté, il osa plus souvent peindre les gens au milieu desquels il vivait.

Dans la quatrième édition (1689), le livre des Caractères avait presque doublé; chacune des quatre éditions qui la suivirent (1690-1694), reçut également de nouvelles augmentations. La huitième édition offrait un intérêt particulier. Elle contenait l'excellent discours que la Bruyère avait prononcé à l'Académie française le jour de sa réception, et la préface très-acerbe qu'il avait cru devoir y joindre.

Sa candidature à l'Académie avait rencontré d'ardents adversaires, et comment s'en étonner? « Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis,» lui avait-on dit, alors qu'il préparait la publication des Caractères. Et le livre, en effet, avait aussitôt soulevé de violentes inimitiés, dont le nombre s'était accru chaque jour. Beaucoup de gens ne voulaient y voir, et pour cause, qu'un libelle injurieux. Tous ceux dont la malignité publique, à tort ou à raison, mettait les noms au-dessous des portraits tracés par la Bruyère, tous ceux qui s'étaient sentis secrètement blessés des traits qu'il avait lancés comme au hasard, tous ceux enfin qui avaient quelque chose à craindre d'un écrivain moraliste et satirique à la fois, s'indignaient à la pensée qu'il pût devenir académicien. Les ennemis que la Bruyère avait au sein de l'Académie obtinrent, une première fois, qu'elle donnât raison. aux ennemis du dehors. L'auteur des Caractères s'étant présenté en 1691 pour succéder à Benserade, la majorité des académiciens lui préféra un auteur de frivoles badinages, Étienne Pavillon, poëte aimable et fort à la mode, honnête homme d'ailleurs, qui avait eu la modestie de ne pas se met

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