Page images
PDF
EPUB

ples'; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel!

On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages: et quand enfin l'on est auteur et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice".

Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier et l'exemple de ses ouvrages.

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits; il les cite; et ils sont si beaux qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects, et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité; on les récuse.

1. Pour tous les contemporains de la Bruyère, comme pour lui, les monuments du moyen âge, qu'ils fussent romans ou gothiques, étaient des monuments de barbarie. Le mot barbarie, du reste, pourrait à la rigueur se prendre ici dans son sens originaire. Attribuée primitivement aux Goths, puisqu'on lui avait malencontreusement donné leur nom, plus tard attribuée aux Arabes, l'architecture du moyen âge a longtemps été considérée comme une architecture d'origine étrangère.

2. Dru se dit des petits oiseaux qui sont assez forts pour s'envoler du nid.

3. Allusion à Charles Perrault, disent les clefs. C'est en même temps une allusion à Fontenelle et à bien d'autres. La querelle que l'ou a nommée la querelle des anciens et modernes agitait et divisait le monde littéraire. La Bruyère prend hautement parti pour les défenseurs des anciens. 4. Tous les annotateurs se sont accordés à voir dans cette phrase une louange à l'adresse de Racine et de Boileau. Pour la Bruyère, les habiles, ce sont les meilleurs écrivains. « Habile a presque changé de signification, écrit le P. Bouhours en 1671. On ne le dit plus guère pour docte et savant, et on entend par un homme habile un homme adroit et qui a de la conduite.» La Bruyère s'en tient au premier sens, lorsqu'il emploie le mot habile substantivement.

L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme.

Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale modestie" les éloges et la critique que l'on fait de ses ouvrages.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre".

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître et qu'il a enfin trouvée est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort.

Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages; comme elle n'est pas toujours fixe et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.

1. Estimer, au sens latin, juger, apprécier.

2. Boileau, Art poétique, I, vers 192:

Aimez qu'on vous conseille, et non pas qu'on vous loue.

3. Modestie, au sens latin, modération.

4. Qui peuvent rendre une de nos peusées, et celle-là seule que nous voulons rendre.

5. Tout ce qui n'est pas cette expression que nous cherchons,

6. « Uya, dit M. Sainte-Beuve, nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes, dans Boilean, que la Bruyère n'écrirait jamais et n'admettrait pas dans son élite. Chez lui tout devient plus détourné et plus neuf; c'est un repli de plus qu'il pénètre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familières à l'auteur de l'Art poétique :

Ce que

l'on conçoit bien s'énonce clairement, etc.,.

il nous dit dans cet admirable chapitre des Ouvrages de l'esprit, qui est son Art poétique à lui et sa Rhétorique: « Entre toutes les differentes expres«sions, etc.... » On sent, reprend M. Sainte-Beuve après avoir cité la reflexion de la Bruyère, combien la sagacité si vraie, si judicieuse encore, du second critique euchérit pourtant sur la raison saine du premier. >>

7. Voyez plus loin (page 31) un passage où la Bruyère indique d'une manière plus explicite ce qu'il appelle écrire par humeur. Les auteurs qui écrivent par humeur, ce sont ceux qui tirent d'eux-mèmes, de leur cœur et de leur esprit, tout ce qu'ils écrivent, ce sont, avant tout, les moralistes, la Rochefoucauld, la Bruyère, par exemple. Montaigne est aussi l'un des écrivains auxquels cette expression s'applique le mieux.

La même justesse d'esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'être lues 1.

Un esprit médiocre croit écrire divinement; un bon esprit croit écrire raisonnablement.

¶ L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle : je l'ai fait. Ils l'ont saisi d'abord, et, avant qu'il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l'excuse, et je n'en demande pas davantage à un auteur; je le plains même d'avoir écouté de belles choses qu'il n'a point faites.

Ceux qui, par leur condition, se trouvent exempts de la jalousie d'auteur, ont ou des passions ou des besoins qui Ïes distraient et les rendent froids sur les conceptions d'autrui; personne, presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n'est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d'un ouvrage.

Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement touchés de très-belles choses".

¶ Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d'un manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans le monde par l'impression, ou quel sera son sort parmi les habiles ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu'ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu'ils ont de la capacité et des lumières, qu'ils savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c'est un premier ouvrage, l'auteur ne s'est pas encore fait un grand nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur; il ne s'agit point de faire sa cour ou de flatter les

1. « C'est malheur, dit Montaigne (Essais, III, 8), que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous renvoye tousjours mal content et craintif, là où l'opiniastreté et la témérité remplissent leurs hôtes d'esjouissance et d'asseurance. »>

2. « La ssons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d'avoir du plaisir. » (Molière, Critique de l'École des femmes.)

grands en applaudissant à ses écrits. On ne vous demande pas, Zélotes, de vous récrier: « C'est un chef-d'œuvre de l'esprit; l'humanité ne va pas plus loin; c'est jusqu'où la parole humaine peut s'élever; on ne jugera à l'avenir du goût de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour cette pièce1; phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l'abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et qu'on veut louer. Que ne disiez-vous seulement : « Voilà un bon livre?» Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l'Europe et qu'il est traduit en plusieurs langues ; il n'est plus temps3.

¶ Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n'ont pas compris le sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y mettent du leur; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu'ils sont mauvais, et tout le monde convient qu'ils sont mauvais; mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire*.

1. La mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, écrit Mme de Sévigné en parlant de la representation d'Esther, c'est celle du goût et de l'attention.» La réflexion de la Bruyère a été publiée deux ans après la représentation d'Esther; mais connaissait-il la lettre de Mme de Sévigné? et s'il la connaissait, est-ce de cette phrase qu'il entendait faire la critique? Or en peut douter.

2. C'est-à-dire telles que les doivent faire ceux qui sollicitent une abbaye ou une pension.

3. Cet alinéa parut en 1691, trois ans après la publication de la première édition des Caractères. Faisant un retour sur la fortune de son livre, l'auteur s'était évidemment rappelé les premières hésitations de quelques lecteurs, qui avaient attendu le succès de l'ouvrage pour le louer; mais il ne s'est pas proposé de leur faire publiquement et directement la leçon. Aussi termine-t-il par deux traits qui, détournant l'application que le lecteur serait tenté de faire, rendent la réflexion plus générale et plus piquante à la fois: en 1691, les Caractères n'avaient pas encore été traduits, et le texte n'en avait pas encore été imprimé à l'étranger.

4. Quintilien l'avait déjà dit : « Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne, quod plerisque accidit, damnnent quæ non intelligunt. » (De institutione oratoria, X, 1.) Racine avait, en 1675, proposé ce passage de Quintilien aux méditations de Charles Perrault, qui, faute de les comprendre, avait critiqué divers passages d'Euripide; la Bruyère fait à son tour le commentaire de la même pensée. Plus tard Boileau la ira. duira dans une épigramme, à l'adresse encore de Perrault :

D'où vient que Cicéron, Platon, Virgile, Homère,
Et tous ces grands auteurs que l'univers révère,
Traduits dans vos écrits nous paraissent si sots?
Perrault, c'est qu'en prêtant à ces esprits sublimes

01

¶ Que dites-vous du livre d'Hermodore? Qu'il est mauvais, répond Anthime. — Qu'il est mauvais ? — Qu'il est tel, continue-t-il, que ce n'est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. Mais l'avezvous lu? — Non, » dit Anthime. —Que n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l'ont condamné sans l'avoir lu, et qu'il est ami de Fulvie et de Mélanie 1?

¶ Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes; et, dans l'éloignement d'où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse: loué, exalté, et porté jusqu'aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s'admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir, et qu'il n'aura jamais; occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles; élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux

Vos façons de parler, vos bassesses, vos rimes,

Vous les faites tous des Perrault.

Si cette épigramme n'a été composée, comme le pensait M. Berriat SaintPrix, qu'après la publication du tome III du Parallèle des anciens et des modernes (1692), la réflexion de la Bruyère lui est antérieure de trois ou quatre ans.

1. Sous une forme nouvelle, c'est l'une des scènes de la Critique de l'École des femmes : « LE MARQUIS. Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce? - DORANTE. Oui, je prétends la soutenir. -LE MARQUIS: Parbleu, je la garantis détestable. DORANTE. La caution n'est pas bourgeoise. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie estelle ce que tu dis? -LE MARQUIS. Pourquoi est-elle détestable? - DORANTE. Oui. -LE MARQUIS. Elle est détestable parce qu'elle est détestable. -DORANTE. Après cela, il n'y a plus rien à dire; voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont. LE MARQUIS. Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donne la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me sauve! et Dorilas, contre qui j'étais, a été de mon avis. — DORANTE. L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé. »

2. On peut rapprocher du caractère d'Arsène le portrait de Darais dans la cinquième scène du deuxième acte du Misanthrope :

Et les deux bras croisés, du haut de son esprit
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit....

et celui des personnages « qui s'en font extrêmement accroire >> dans le quatrième chapitre des Entretiens d'Ariste et d'Eugène du P. Bouhours. C'est, dit-on, le portrait du comte de Tréville, l'un des gentilshommes les plus instruits de la cour, qu'a voulu tracer la Bruyère. Bourdaloue, assure-on, s'était déjà proposé, en 1671, de peindre Tréville dans son Sermon sur la sévérité évangélique. Lorsqu'il avait montré « ces dévots superbes qui se sont évanouis dans leur pensée.... ces esprits superbes qui se regardaient, et se faisaient un secret plaisir d'être regardés comme les justes, comme les parfaits, comme les irrépréhensibles.... qui de là prétendaient avoir le droit de mépriser tout le genre humain..., » chacun des auditeurs avait nommé Tréville.

« PreviousContinue »