Page images
PDF
EPUB

chambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours; on n'y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l'année, où, à propos de rien, il jeûne ou fait abstinence; mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine il a des il vapeurs, a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S'il se trouve bien d'un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni declaration 3; il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion: ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu'à le rendre très-ridicule.

1. Lorsque le caractère d'Onuphre parut en 1691 dans la 6° édition, la phrase qui commence par les mots entre... ne s'y trouvait pas, et le caracière d'Onuphre etait suivi du caractère du vrai devot que nous transcrivons à la fin de cette note. Dans la 7e edition, la Bruyère a supprimé le caractère du vrai dévot, et s'en est servi pour ajouter au caractère d'Onuphre le trait qu'on vient de lire. Voici le caractère dont il s'agit : « Un homme dévot entre dans un lieu saint, perce modestement la foule, choisit un coin pour se recueillir, et où personne ne voit qu'il s'humilie S'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l'antichambre, quelque comparaison qu'il fasse de ces personnes avec lui-même, il ne les méprise pas, il ne s'en plaint pas : il prie pour eux.>> La chapelle est ici la chapelle du palais de Versailles, et l'antichambre où les courtisans font plus de silence qu'à la chapelle est l'antichambre de l'appartement du roi.

2. Qu'il a su tromper. Voyez page 56, note 2.

3. Tartufe fait une déclaration à Elmire, femme d'Orgon, et cette déclara tion est le moyen dont se sert Molère pour demasquer l'hypocrite.

4. Fausse dévotion. (Note de la Bruyère) On voit avec quel soin minutieux et par combien d'annotations répétées ta Bruyère avertit ses lecteurs, toutes les fois qu'il pa le défavorablement de la dévotion, que c'est de la fausse dévotion qu'il s'agit.

Il n'oublie pas de tirer avantage de l'aveuglement de son ami, et de la prévention où il l'a jeté en sa faveur : tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre; il se fait reprocher de n'avoir pas recours à ses amis dans ses besoins. Quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu'il est bien sûr de ne jamais retirer'. Il dit une autre fois, et d'une certaine manière, que rien ne lui manque, et c'est lorsqu'il ne lui faut qu'une petite Summe. Il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d'honneur et le conduire à lui faire une grande largesse. Il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s'attirer une donation générale de tous ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier. Un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts: aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir3; il y a là des droits trop forts et trop inviolables; on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende, sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince*, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert et de paraître ce qu'il est. Il en veut à la ligne collatérale, on l'attaque plus impunément : il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune; il se donne pour l'héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants; et il faut que celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parents recueillent sa succession : si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein; et c'est le talent qu'il possède à un plus haut degré de perfection; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile: il y a des gens, selon

1. C'est-à-dire de ne jamais payer.

2. C'est là ce que fait Tartufe.

3. Comme est venue à ses oreilles celle de Tartufe. 4. Orgon, l'hôte de Tartufe, a un fils et une fille.

lui, qu'on est obligé en conscience de décrier; et ces gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche : on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire; on l'interroge, on insiste, il ne répond rien; et il a raison : il en a assez dit.

[ocr errors]

¶ Riez, Zélie, soyez badine et folâtre à votre ordinaire : qu'est devenue votre joie? Je suis riche, dites-vous, me voilà au large, et je commence à respirer. —Riez plus haut, Zélie, éclatez que sert une meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse? Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l'opulence; ils rient quelquefois, ils cèdent à leur tempérament, suivez le vôtre : ne faites pas dire de vous qu'une nouvelle place ou que quelques mille livres de rente de plus ou de moins vous font passer d'une extrémité à l'autre. Je tiens, dites-vous, à la faveur par un endroit. Je m'en doutais, Zélie; mais, croyez-moi, ne laissez pas de rire, et même de me sourire en passant, comme autrefois : ne craignez rien, je n'en serai ni plus libre ni plus familier avec vous; je n'aurai pas une moindre opinion de vous et de votre poste; je croirai également que vous êtes riche et en faveur.-Je suis dévote, ajoutez-vous. -C'est assez, Zélie, et je dois me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la joie que le sentiment d'une bonne conscience étale sur le visage; les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors: elles mènent plus loin 1, et l'on ne s'étonne plus de voir que la dévotion sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière et dédaigneuse.

2

¶ L'on a été loin depuis un siècle dans les arts et dans les sciences, qui toutes ont été poussées à un grand point de raffinement, jusques à celle du salut, que l'on a réduite en règle et en méthode, et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes pouvait inventer de plus beau et de plus sublime. La dévotion et la géométrie ont leurs façons de parler, ou ce qu'on appelle les termes de l'art: celui qui ne les sait pas n'est ni dévot ni géomètre. Les premiers dévots,

1. Elles servent mieux l'ambition qu'une bonne conscience. 2. Fausse dévotion. (Note de la Bruyère.)

3. Même note.

ceux même qui ont été dirigés par les apôtres, ignoraient ces termes simples gens qui n'avaient que la foi et les œu vres, et qui se réduisaient à croire et à bien vivre!

C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour, et de la rendre pieuse1: instruit jusques où le courtisan veut lui plaire, et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec prudence, i. tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilege; il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industrie.

C'est une pratique ancienne dans les cours de donner des pensions et de distribuer des grâces à un musicien, à un maître de danse, à un farceur, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un complaisant : ils ont un mérite fixe et des talents sûrs et connus qui amusent les grands et qui les délassent de leur grandeur. On sait que Favier est beau danseur, et que Lorenzani fait de beaux motets; qui sait, au contraire, si l'homme dévot a de la vertu? Il n'y a rien pour lui sur la cassette ni à l'épargne3, et avec raison : c'est un métier aisé à contrefaire, qui, s'il était récompensé, exposerait le prince à mettre en honneur la dissimulation et la fourberie, et à payer pension à l'hypocrite.

L'on espère que la dévotion de la cour ne laissera pas d'inspirer la résidence".

Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit la source du repos; elle fait supporter la vie et rend la mort douce : on n'en tire pas tant de l'hypocrisie.

Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique: est-elle ecoulée une fois, elle a péri entièrement, les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années, s'enfoncent et se perdent sans retour dans l'abîme des temps. Le temps même sera détruit : ce n'est qu'un point dans les espaces immenses de l'éternité, et il sera

1. C'est en 1687, dès la 1r édition, que la Bruyère osait ainsi se prononcer sur les tendances nouvelles de la cour, et avertir indirectement Louis XIV du danger que présentait la mode de la fausse dévotion.

2. Favier, danseur de Popéra. Lo enzani, après avoir eté maître de la musique à Rome, puis à Messine, devint maître de musique d'Anne d'Autriche. Il a composé de la musique religieuse.

3. Les pensions étaient payees soit sur la cassette du roi, soit par le tré sor royal, qui se nommant autrefois l'épargne.

4. D'inspirer aux évêques la pensée de résider dans leurs diocèses.

effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point sables, qui passent, et que j'appelle des nodes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l'autorite, I independance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disaru? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps.

[ocr errors]

CHAPITRE XIV.

DE QUELQUES USAGES.

a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles'. Il y en a de tels que, s'ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étaient nobles".

Quelques autres se couchent roturiers et se lèvent nobles. Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers!

Tel abandonne son père qui est connu, et dont l'on cite le greffe ou la boutique, pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis longtemps, est inconnu et hors de prise. Il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances; et, pour être noble, il ne lui manque que des titres.

¶ Rehabilitations, mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse, autrefois si français et si usité. Se faire réhabiliter suppose qu'un homme, devenu riche, originairement est noble, qu'il est d'une nécessité plus que morale qu'il le soit; qu'à la vérité, son père a pu déroger ou par la charrue, ou par la

1. Secrétaires du roi. (Note de la Bruyère.) Cette annotation de la Bruyère di-parut à la cinquième édition. Les offices de secrétaire du roi n'étaient pas les seuls, en eff t, qui rendissent nobles ceux qui les achetaient, et la preuve en est que la Bruyère lui-même prit le titre d'écuyer lorsqu'il ut acheté une charge de trésorier des finances.

[ocr errors]

2. Vétérans. (Note de la Bruyere.) Les conseiliers du Parlement, les consellers de la cour des aides, qui, après vingt ans d'exercice, obtenarent des leures de noblesse, se nonm ieut vétérans. La Bruyère leur applique également la reflexion suivante

3. C'est par les lettres de noblesse qu'étaient anoblis les roturiers; on ne devait, en principe, se servir du mot de réhabilitation que dans les cas où une famille noble, après déi ogeance, était rétablie dans sa noblesse.

« PreviousContinue »