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le spectacle : c'est faute de théâtre ', d action et de choses qui intéressent.

L'Opéra, jusques à ce jour, n'est pas un poëme, ce sont des vers; ni un spectacle, depuis que les machines ont disparu par le bon ménage d'Amphion et de sa race: c'est un concert, ou ce sont des voix soutenues par des instruments. C'est prendre le change et cultiver un mauvais goût que de dire, comme l'on fait, que la machine n'est qu'un amusement d'enfants et qui ne convient qu'aux marion

le fut après lui par son gendre. Boileau, Racine, la Fontaine, Saint-Evremond n'aimaient pas non plus l'opéra; mais leurs critiques s'adressaient surtout au genre, qu'ils condamnaient. La Fontaine écrivait en 1677, pour ne citer que lui :

Quand j'entends le sifflet, je ne trouve jamais
Le changement si prompt que je me le promets.
Souvent au plus beau char le contre-poids résiste;
Un dieu pend à la corde, et crie au machiniste;
Un reste de forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du ciel au milieu de l'enfer.

Quand le théâtre seul ne réussirait guère,
La Comédie au moins, me diras-tu, doit plaire.
Les ballets, les concerts, se peut-il rien de mieux
Pour contenter l'esprit et réveiller les yeux?

Ces beautés, néanmoins, toutes trois séparées,
Si tu veux l'avouer, seraient mieux savourées.
De genres si divers le magnifique appas,
Aux règles de chaque art ne s'accommode pas.
Il ne faut point, suivant les préceptes d'Horace,
Qu'un grand nombre d'acteurs le théâtre embarrasse;
Qu'en sa machine un dieu vienne tout ajuster;
Le bon comédien ne doit jamais chanter;
Le ballet fut toujours une action muette;
La voix veut le téorbe, et non pas la trompette,

Et la viole, propre aux plus tendres amours,

N'a jamais jusqu'ici pu se joindre aux tambours.

Mais la foule ne partageait point sur l'opéra le sentiment de la Fontaine :

Que l'on n'y trouve point de machines nouvelles,

Que les vers soient mauvais, que les voix soient cruelles;

De Baptiste (Lulli) épuisé les compositions

Ne sont, si vous voulez, que répétitions:

Le Français, pour lui seul, contraignant sa nature,

N'a que pour l'opéra de passion qui dure.
Les jours de l'opéra, de l'un à l'autre bout,
Saint-Honoré, rempli de carrosses partout,
Voit, malgré la misère à tous états commune,
Que l'opéra tout seul fait leur bonne fortune.

1. Dans cette phrase comme dans l'un des vers de la Fontaine que nous venons de citer, le théâtre signifie les décorations, les machines.

2. Lulli et sa famille. Le marquis de Sourdéac, qui dirigeait une académie de musique avec l'abbé de Perrin, et qui perfectionna singulièrement l'art du machiniste, avait fait sur son théâtre de très-belles décorations. Il se raina. Mettant sa ruine à profit, Lulli obtint un privilége, fonda une nouvelle académie, et fit une part moins grande aux machines et aux décorations.

nettes; elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements, aux Bérénices et à Pénélope 1; il en faut aux opéras; et le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement.

1

Ils ont fait le théâtre, ces empressés, les machines, les ballets, les vers, la musique, tout le spectacle, jusqu'à la salle où s'est donné le spectacle, j'entends le toit et les quatre murs dès leurs fondements. Qui doute que la chasse sur l'eau, l'enchantement de la Table1, la merveille du labyrinthe, ne soient encore de leur invention? J'en juge par le mouvement qu'ils se donnent, et par l'air content dont ils s'applaudissent sur tout le succès. Si je me trompe, et qu'ils n'aient contribué en rien à cette fête si superbe, si galante, si longtemps soutenue, et où un seul a suffi pour le projet et pour la dépense, j'admire deux choses: la tranquillité et le flegme de celui qui a tout remué, comme l'embarras et l'action de ceux qui n'ont rien fait.

1. La Bérénice de Corneille et celle de Racine, représentées en 1670.- La Pénélope de l'abbé Genest, représentée en 1684.

2. Au mois d'août 1688, M. le Prince, fils du grand Condé et père de l'élève de la Bruyère, avait offert au dauphin, dans sa terre de Chantilly, une fête qui avait duré huit jours et coûté plus de cent mille écus. « M. le Prince était l'homme du monde qui avait le plus de talent pour imaginer tout ce qui pouvait rendre la fête galante et magnifique, » dit la Fare en ses mémoires. «Personne, écrit Saint-Simon de son côté, n'a jamais porté si loin l'invention, l'exécution, l'industrie, les agréments ní les magnificences des fêtes dont il savait surprendre et enchanter.» Tel était aussi l'avis de la Bruyère, qui crut devoir mettre à profit la publication de la 4o édition de ses Caractères (1689), pour y glisser, au milieu de ses considérations sur le théâtre, une flatterie à l'adresse de M. le Prince. On ne sait au juste quels sont les empressés» qu'il raille.

3. La chasse sur l'eau se fit le sixième jour de la fête (28 août). Après une chasse où l'on avait tué 50 ou 60 cerfs, biches ou sangliers, on jeta dans l'étang de Comelle, au son des hautbois et des trompettes, les bêtes vivantes que l'on avait prises. Les dames, placées sur des bateaux couverts de feuillage, arrêtaient les cerfs au moyen de noeuds coulants et les faisaient attacher à la barque. Lorsque, les rames levées, on avait gagné la terre à la remorque des cerfs, elles coupaient la corde et leur rendaient la liberté.

4. Le dimanche 22 août, premier jour de la fête, le dauphin qui avait été reçu à l'extrémité de la forêt par M. le Duc, avait été amené par lui au carrefour de la Table, où les attendait M. le Prince. Au milieu de ce carrefour s'élevait sur une estrade un édifice de verdure, au milieu duquel une magnifique corbeille d'argent contenait la collation. Après le repas et le concert, on vit passer le cerf dans l'une des allées, et la chasse commença.

5. Collation très-ingénieuse, donnée dans le labyrinthe de Chantilly. (Note de la Bruyère). La collatíon dans le labyrinthe eut lieu le 29 août.

Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l'équité, admire un certain poëme ou une certaine musique, et siffle toute autre. Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée, et à leur propre cabale; ils découragent par mille contradictions les poëtes et les musiciens, retardent le progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu'ils pourraient tirer de l'émulation et de la liberté qu'auraient plusieurs excellents maîtres de faire, chacun dans leur genre et selon leur génie, de très-beaux ouvrages.

D'où vient que l'on rit si librement au théâtre, et que l'on a honte d'y pleurer? Est-il moins dans la nature de s'attendrir sur le pitoyable' que d'éclater sur le ridicule? Est-ce l'altération des traits qui nous retient? Elle est plus grande dans un ris immodéré que dans la plus amère douleur; et l'on détourne son visage pour rire, comme pour pleurer, en la présence des grands et de tous ceux que l'on respecte. Est-ce une peine que l'on sent à laisser voir que l'on est tendre, et à marquer quelque faiblesse, surtout en un sujet faux, et dont il semble que l'on soit la dupe? Mais, sans citer les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent du faible dans un ris excessif comme dans les pleurs, et qui se les défendent également, qu'attend-on d'une scène tragique? Qu'elle fasse rire? Et d'ailleurs, la vérité n'y règnet-elle pas aussi vivement par ses images que dans le comique? L'âme ne va-t-elle pas jusqu'au vrai dans l'un et l'autre genre avant que de s'émouvoir? est-elle même si aisée à contenter? ne lui faut-il pas encore le vraisemblable? Comme donc ce n'est point une chose bizarre d'entendre s'élever de tout un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d'une comédie, et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et très-naïvement exécuté, aussi l'extrême violence que chacun se fait à contraindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir, prouvent clairement que l'effet naturel du grand tragique serait de pleurer tous franche

1. Le pitoyable, ce qui est digne de pitié. Ce mot avait deux significations: tantôt il avait le sens qu'il présente ici, tantôt il avait la valeur de compatissant.

ment et de concert à la vue l'un de l'autre, et sans autre embarras que d'essuyer ses larmes : outre qu'après être convenu de s'y abandonner, on éprouverait encore qu'il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre que de s'y morfondre.

Le poëme tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès1 la liberté de respirer et le temps de vous remettre; où, s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes; il vous conduit à la terreur par la pitié, ou, réciproquement, à la pitié par le terrible; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte, par les surprises et par l'horreur, jusqu'à la catastrophe. Ce n'est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d'entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière scène où les mutins r'entendent aucune raison, et où, pour la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il 'en

coûte la vie.

Ce n'est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises; il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis au poëte d'y faire attention, ni possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènés à un farceur; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique comment pourrait-il faire le fond ou l'action principale de la comédie? Ces caractères, dit-on, sont naturels. Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde

1. Dans tout son développement.

2.

Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux,
Mais ne m'en formez pas des bergers doucereux,

dit Boileau en s'adressant aux auteurs dramatiques. (Art poétique, III, vers 97.) Dans l'ancien langage le mot doucereux n'était pas employé en mauvaise part; Boileau, l'un des premiers, lui donna le sens avec lequel il est arrivé. jusqu'à nous.

3. Sédition, dénoûment vulgaire des tragédies. (Note de la Bruyère.) Tel est, par exemple, le dénoûment de plusieurs tragédies de Quinault: La mort de Cyrus, Agrippa, Astrate, Pausanias.

4. Les mœurs des personnages que les auteurs mettent en scène.

robe', d'un homme ivre qui dort ou qui vomit: y a-t-il rien de plus naturel? C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse : mettez ce rôle sur la scène plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original; mais plus aussi il sera froid et insipide".

Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que, quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse.

CORNEILLE ne peut être égalé dans les endroits où il excelle: il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin; comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens,

1. Molière a souvent mis en scène des paysans (voyez, page 15, la note 2), et Sganarelle, le Médecin malgré lui, est, si l'on veut, un ivrogne: encore Molière ne montre-t-il que très-discrètement l'ivrognerie de Sganarelle, et n'a-t-il jamais fait d'un vrai paysan le personnage principal d'une comédie; Sganarelle, qui a su le rudiment, n'est pas un vrai campagnard. Mais voici Argan, le Malade imaginaire, qui tombe, et cette fois sans la moindre réserve, sous le coup de la critique de la Bruyère. Ainsi, d'un trait indirectement lancé, la Bruyère adresse à Molière le reproche, rigoureux à l'excès, que déjà lui avait adressé Boileau dans l'Art poétique (III, vers 393-400).

2. Ce rôle est celui que l'acteur Baron avait mis sur la scène dans sa comédie l'Homme à bonnes fortunes, pièce en laquelle il avait pris plaisir à se peindre lui-même, et qui fut représentée en 1686.

3. Non pas contre la morale, mais contre les mœurs et les habitudes qui appartiennent à telle époque, à telle nation, etc. — Comédies désigne ici les pièces tragiques de Corneille aussi bien que ses pièces comiques.

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