Page images
PDF
EPUB

¶ Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage; il est profond, impénétrable; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté; quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune que la franchise, la sincérité et la vertu.

¶ Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes, et qui sont diverses selon les divers jours dont' on les regarde? de même, qui peut définir la cour?

Se dérober à la cour un seul moment, c'est y renoncer le courtisan qui l'a vue le matin la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que lui-même y soit

connu.

¶ L'on est petit à la cour, et, quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel; mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.

La province est l'endroit d'où la cour, comme dans son point de vue, paraît une chose admirable: si l'on s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l'escalier. La cour ne rend pas content; elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.

Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour: il découvre en y entrant, comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.

1. Dont & eu, dans la pensée de l'anteur, la valeur de d'où. Les grammairiens ont blamé l'emploi du mot dont en pareille circonstance; les meilleurs écrivains cependant en ont fait usage, au propre comme au figuré, sans admettre les distinctions qu'ont voulu établir à cet égard Vaugelas et ses successeurs. Corneille, Nicomède, v, 2:

Le mont Aventin

Dont il l'aurait vu faire une horrible descente....

Racine, Bajazet, II, 1:

Rentre dans le néant dont je t'ai fait sortir.

Les exemples abondent au seizième, au dix-septième et même au dixhuitième siècle. L'étymologie peut les justifier, d'où étant calqué sur de ubi, et dont sur de unde: latin barbare, mais c'est sur le latin de la plus infime latinité que s'est en grande partié formée notre langue.

La cour est comme un édifice bâti de marbre je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain '.

Le brodeur et le confiseur seraient superflus, et ne feraient qu'une montre inutile 2, si l'on était modeste et sobre: les cours seraient désertes, et les rois presque seuls, si l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté et de commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les provinces : ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

¶ Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince à peine les puis-je reconnaître à leurs visages; leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie; les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur. Celui qui est honnête et modeste s'y soutient mieux; il n'a rien à réformer.

L'air de cour est contagieux : il se prend à V****, comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise; on l'entrevoit en des fourriers, en de petits contrôleurs, et en des chefs de fruiterie : l'on peut, avec une portée d'esprit fort médiocre, y faire de grands progrès. Un homme d'un génie élevé et d'un mérite solide ne fait pas assez de cas de cette espèce de talent pour faire son capital de l'étudier et se le rendre propre; il l'acquiert sans réflexion, et il ne pense point à s'en défaire.

¶ N*** arrive avec grand bruit il écarte le monde, se

1. Ou de l'évêque de son diocèse.

2. Ouvriraient inutilement leur boutique. La montre est l'étalage que fait le marchar.d.

3. A Versailles.

4. Les fourriers, placés sous les ordres des maréchaux des logis, marquaient les logis pour le roi et la cour, quand le roi voyageait. Les controleurs ordonnaient, surveillaient et vérifiaient les dépenses de bouche de la maison du roi. Les chefs de fruiterie, qui avaient cessé, depuis le règne de Louis XIII, de fournir le fruit de la table du roi, disposaient le dessert. fournissaient les bougies de cire des lustres et des girandoles, etc.

5. Faire son capital (son affaire principale) d'une chose, expression fort usitée au seizième et au dix-septième siècle.

fait faire place; il gratte, il heurte presque; il se nomme : on respire, et il n'entre qu'avec la foule 1.

Il y a dans les cours des apparitions de gens aventuriers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui se produisent eux-mêmes, protestent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur parole. Ils profitent cependant de l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour la nouveauté; ils percent la foule, et parviennent jusqu'à l'oreille du prince, à qui le courtisan les voit parler, pendant qu'il se trouve heureux d'en être vu. Ils ont cela de commode pour les grands, qu'ils en sont soufferts sans conséquence, et congédiés de même : alors ils disparaissent tout à la fois riches

1. La scène se passe à la porte de la chambre du roi, à l'heure où se termine le petit lever. Déjà les personnages qui composent la première entrée ont été admis dans la chambre de Louis XIV. Les courtisans se pressent devant la porte. Les hauts dignitaires, et quelques courtisans favorisés dont l'huissier a les noms, ou pour lesquels, «selon le discernement qu'il fait des personnes plus ou moins qualifiées, il fait demander au roi l'autorisation d'entrer,» pénètrent un à un, à mesure qu'ils se présentent. Il semble que N***, qui arrive avec tant de bruit, doive être l'un de ces privilégiés et entrer avant la foule. La porte est fermée. A cette porte, comme à toutes celles des appartements du roi, l'étiquette exige que l'on gratte doucement avec les ongles: N*** a failli l'oublier. L'huissier entr'ouvre la porte; N*** se nomme, et la porte se referme, sans qu'il ait obtenu la permission d'entrer. Quelques vers d'une comédie de R. Poisson, le Baron de la Crasse, qui fut jouée en 1662, peuvent servir de commentaire à ce passage. Le baron, gentilhomme de province, raconte la tentative qu'il a faite pour voir le roi dans un voyage à Fontainebleau:

[ocr errors]

J'allais pour voir le roi, quand insensiblement
Je connus que j'étais dans son appartement....
Où j'étais donc on faisait fort la presse.
Une porte s'ouvrait et se fermait sans cesse.
Beaucoup de gens entraient assez facilement,
J'en vis qu'on repoussait aussi fort rudement.

Des hommes fort bien faits assez haut se nommèrent,
Et, quelque temps après, on ouvrit; ils entrèrent.

Le baron parvient à se faire jour jusqu'à la porte de la chambre:
Je cherchai le marteau pour frapper à la porte,
Mais je fus obligé (car je n'en trouvai point)

De donner seulement deux ou trois coups de poing.
L'huissier ouvre aussitôt, criant d'une voix forte:
« Qui diable est l'insolent qui frappe de la sorte?
Je n'ai pas frappé fort, lui dis-je, excusez-moi;
C'est le désir ardent qu'on a de voir le roi.

Mais d'où diable êtes-vous pour être si novice?
Dit-il. De Pézenas, dis-je, à votre service.

Hé bien! apprenez donc, monsieur de Pézenas,
Qu'on gratte à cette porte et qu'on n'y heurte pas.
Vous voulez voir le roi? vous attendrez qu'il sorte,»
Dit-il, et repoussa fort rudement la porte.

et décrédités; et le monde qu'ils viennent de tromper est encore prêt d'être trompé par d'autres '.

¶ Vous voyez des gens qui entrent sans saluer que légèrement, qui marchent des épaules, et qui se rengorgent comme une femme ils vous interrogent sans vous regarder; ils parlent d'un ton élevé, et qui marque qu'ils se sentent au-dessus de ceux qui se trouvent présents; ils s'arrêtent, et on les entoure; ils ont la parole, président au cercle, et persistent dans cette hauteur ridicule et contrefaite, jusqu'à ce qu'il survienne un grand, qui, la faisant tomber tout d'un coup par sa présence, les réduise à leur naturel, qui est moins mauvais.

Les cours ne sauraient se passer d'une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les faibles et flattent toutes les passions: ils leur soufflent à l'oreille des grossièretés, leur parlent de leurs maris et de leurs amants dans les termes convenables, devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent leurs couches; ils font les modes, raffinent sur le luxe et sur la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages; ils ont eux-mêmes des habits où brillent l'invention et la richesse, et ils n'habitent d'anciens palais qu'après les avoir renouvelés et embellis. Ils mangent délicatement et avec réflexion; il n'y a sorte de volupté qu'ils n'essayent, et dont ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à euxmêmes leur fortune, et ils la soutiennent avec la même adresse qu'ils l'ont élevée. Dédaigneux et fiers, ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus; ils parlent où tous les autres se taisent, entrent, pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n'osent se faire voir : ceux-ci, avec de longs services, bien des plaies sur le corps,

1. La locution prét de, employée comme aujourd'hui près de pour signifier sur le point de, était d'un usage très-fréquent au dix-septième siècle. Cette locution a toutefois été rejetée par les grammairiens modernes, qui, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, se sont mis en contradiction avec leurs prédécesseurs. Pret de et prêt à se disaient également dans le même sens. «Lorsque prél signifie sur le point, dit Bouhours, prêt de est beaucoup meilleur. >>

2. Si ce n'est légèrement. C'est là une construction qui se retrouve trèsfréquemment dans les meilleurs écrivains.

de beaux emplois ou de grandes dignités, ne montrent pas un visage si assuré ni une contenance si libre. Ces gens ont l'oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes, ne sortent pas du Louvre ou du château, où ils marchent et agissent comme chez eux et dans leur domestique, semblent se multiplier en mille endroits, et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour: ils embrassent, ils sont embrassés; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des contes personnes commodes, agréables, riches, qui prêtent, et qui sont sans conséquence.

¶ Ne croirait-on pas de Cimón et de Clitandre qu'ils sont seuls chargés des détails de tout l'Etat, et que seuls aussi ils en doivent répondre? L'un a du moins les affaires de terre, et l'autre les maritimes. Qui pourrait les représenter exprimerait l'empressement, l'inquiétude, la curiosité, l'activité, saurait peindre le mouvement. On ne les a jamais vus assis, jamais fixes et arrêtés : qui même les a vus marcher? On les voit courir, parler en courant, et vous interroger sans attendre de réponse. Ils ne viennent d'aucun endroit, ils ne vont nulle part; ils passent et ils repassent. Ne les retardez pas dans leur course précipitée, vous démonteriez leur machine; ne leur faites pas de questions, ou donnez-leur du moins le temps de respirer et de se ressouvenir qu'ils n'ont nulle affaire, qu'ils peuvent demeurer avec vous et longtemps, vous suivre même où il vous plaira de les emmener. Ils ne sont pas les satellites de Jupiter, je veux dire ceux qui pressent et qui entourent le prince; mais ils l'annoncent et le précèdent; ils se lancent impétueusement dans la foule des courtisans; tout ce qui se trouve sur leur passage est en péril. Leur profession est d'être vus et revus, et ils ne se couchent jamais sans s'être acquittés d'un emploi si sérieux, et si utile à la république. Ils sont, au reste, instruits à fond de toutes les nouvelles indifférentes, et ils savent à la cour tout ce que l'on peut y ignorer, il ne leur manque aucun des talents nécessaires

1. Du château de Versailles,

2. Dans leur intérieur.

3. On dirait que l'un a pour le moins le ministère des affaires de terre. 4. Y ignorer. « Cela est etrangement rude, » dit avec quelque raison l'auteur des Sentiments critiques sur les Caractères de M. de la Bruyère.

« PreviousContinue »