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âmes communes le mérite d'une vie suivie et uniforme, et il n'est responsable de ses inconstances qu'à ce cercle d'amis qui les idolâtrent; eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire; il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit si bien reçu dans le monde et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille approuver, mais qu'il daigne lire incapable d'être corrigé par cette peinture, qu'il ne lira point.

¶ Théocrine sait des choses assez inutiles; il a des sentiments toujours singuliers; il est moins profond que méthodique; il n'exerce que sa mémoire; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l'écoute. Est-il lu, il me parle du sien. - Et du vôtre, me direz-vous, qu'en pense-t-il? Je vous l'ai déjà dit, il me parle du sien.

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Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins.

¶ C'est une expérience faite que, s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient: « Pourquoi supprimer cette pensée? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable; » et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. « Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré3, et qui peint la chose au naturel. »

« Il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre. » Et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi, et tous sont connais

1. L'une des expressions qui sont le plus fréquemment employées au dixseptième siècle. Les honnêtes gens, dans la langue du temps, ce sont ies gens bien élevés et surtout les hommes d'un esprit cultivé.

2. Abstrait, rêveur. « Abstrait, distrait, signification commune, défaut l'attention, avec cette différence que ce sont nos propres idees, nos méditations qui nous rendent abstraits, tandis que nous sommes distraits par les objets extérieurs, qui nous attirent et nous détournent. » (Guizot Synonymes français.)

3. Heureusement rencontré.

seurs et passent pour tels1. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent?

Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une sottise.

Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore trop que les termes pour exprimer les sentiments; il faudrait leur parler par signes, ou sans parler se faire entendre. Quelque soin qu'on apporte à être serré et concis, et quelque réputation qu'on ait d'être tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laisser tout à suppléer, et n'écrire que pour eux seuls : ils conçoivent une période par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre: leur avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez, ils sont dans le fait et entendent l'ouvrage. Un tissu d'énigmes leur serait une lecture divertissante; et c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève soit rare et que peu d'écrivains s'en accommodent. Les compa

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1. « J'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, dit Molière dans la Critique de l'Ecole des femmes (scène IV), par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus. -....Où en serait-on, si l'on voulait écouter tout le monde? écrit Boileau dans l'une de ses lettres. Quid dem? Quid non dem? Renuis tu quod jubet alter. Tout le monde juge, et personne ne sait juger. »

2. En protestant contre les ineptes applications auxquelles donnent lieu parfois les écrits les plus innocents, ce n'est pas uniquement sa cause personnelle que défend la Bruyère. A l'époque où il écrivait cette réflexion, en 1689, les clefs qu'il désavoua si vivement plus tard n'avaient pas encore circulé. Comme l'avait fait Molière dans la Critique de l'Ecole des femmes (scène vi) et dans les Femmes savantes (acte III, scène 1), il prend surtout à partie les sots, les méchants plaisants qui cherchaient et voyaient partout de grossières et licencieuses équivoques.

3. C'est-à-dire et il est regrettable pour eux que le genre de style qui les charme soit rare. «N'avez-vous pas pris garde, dit le P. Boubours dans un livre que la Bruyère avait certainement lu, que l'obscurité des pensées vient encore de ce qu'elles sont estropiées, si j'ose m'exprimer de la sorte? je veux dire que le sens n'en est pas complet, et qu'elles ont quelque chose de monstrueux, comme ces statues imparfaites ou toutes mutilées.... etc.» (Manière de penser, 1687.)

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raisons tirées d'un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au loin dans une forêt où il consume les chênes et les pins, ne leur fournissent aucune idée de l'éloquence. Mcntrez-leur un feu grégeois' qui les surprenne ou un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent du bon et du beau".

T Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier! Je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime, que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration; il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique 3, qui ont tenté vainement de le détruire; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments, les grands et le peuple; ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poëmes que l'on puisse faire; et l'une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet est celle du Cid1.

Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage : il est bon et fait de main d'ouvrier".

1. Une fusée, un feu d'artifice. Scarron a plusieurs fois employé cette expression avec le même sens dans ses comédies.

2. Quitter quelqu'un de quelque chose, l'en tenir quitte, est une expression dont il se rencontre de nombreux exemples dans les comédies du temps.

3. Boileau, satire IX, vers 231:

En vain contre le Cid un ministre se ligue:

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

4. L'une des meilleures critiques qui ait été faite dans toutes les éditions qui ont passé sous les yeux de la Bruyère, le verbe est resté au singulier. La règle rigoureuse de la grammaire exigerait le pluriel, mais le singulier n'a pu choquer les contemporains de notre auteur; quelques écrivains en approuvaient formellement l'usage en pareil cas. « Les sentiments de l'Académie sur la tragédie du Cid, dit M. Geruzez dans son édition de Boileau, ont été trop vantés, et la phrase de la Bruyère vaut mieux comme antithèse que comme jugement. »

5. Au dix-septième siècle, comme aujourd'hui, l'on disait plus souvent fait de main de maître. « Tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre, quand on l'écoute, qu'il élève l'âme et lui fait concevoir une plus

¶ Capys, qui s'érige en juge du beau style et qui croit écrire comme BOUHOURS et RABUTIN, résiste à la voix du peuple, et dit tout seul que Damis n'est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude, et dit ingénument avec le public que Capys est froid écrivain ‘.

Le devoir du nouvelliste est de dire: « Il y a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy, en tel caractère; il est bien relié3, et en beau papier; il se vend tant. Il doit savoir jusques à l'enseigne du libraire qui le débite sa folie est d'en vouloir faire la critique *.

Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.

Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le matin à son réveil.

Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule.

haute opinion d'elle-même.» (Longin, Du Sublime, chap. v, traduction de Boileau.)

1. Selon toutes les clefs, Capys est Boursault et Damis Boileau; mais au moment où la Bruyère publiait cette réflexion (1699), Boursault et Boileau étaient réconciliés depuis deux ans.-Le P. Bouhours, jésuite, élégant et ingénieux écrivain, né en 1628, mort en 1702. C'est dans l'édition de 1690 que la Bruyère plaça pour la première fois son nom à côté de celui de Bussy, qui figurait seul dans l'édition précédente. Le P. Bouhours venait de publier les Pensées ingénieures des anciens et des modernes, où il avait plusieurs fois cité les Caractères. Roger de Rabutin, comte de Bussy (1618-1693), le spirituel cousin de Mme de Sévigné, écrivait des lettres qui couraient le monde. Il avait fait faire des copies de sa correspondance et de ses mémoires, et communiquait volontiers ses manuscrits à ses amis.

2. Nom d'une famille célèbre dans l'histoire de la librairie. Le seul de ses membres auquel appartînt une imprimerie se nommait André Cramoisy. Une de ses tantes, veuve de sébastien Mabre Cramoisy, dirigeait aussi une imprimerie, mais c'était l'imprimerie du roi.

3. Les livres, même dans leur nouveauté, ne s'achetaient presque jamais que reliés.

4. La Bruyère, a-t-on dit, veut parler des journaux, encore dans leur enfance. Assurément, les droits de la critique étaient alors très-limités et trèscontestés. Aussi lorsque l'abbé Gallois prit, en 1666, la direction du Journal des savants, crut-il devoir rassurer les auteurs qu'avaient alarmés les critiques auxquelles s'était laissé entraîner la direction précédente: il promit de ne pas a entreprendre sur la liberté publique, » reconnaissant humblement que c'était exercer une sorte de tyrannie dans l'empire des lettres que de s'attribuer le droit de juger les ouvrages de tout le monde. » Il exprimait ainsi le sentiment général, et toutes les fois que le Journal des savants s'écarta, au dix-septième siècle, de cette profession de foi, il s'attira de méchantes querelles. Mais ce n'est ni du Journal des savants ni même du Mercure galant qu'il s'agit ici. Les nouvellistes, ce sont les fabricants et les colporteurs de nouvelles, les discoureurs des salons et des lieux publics. Pour diverses causes, la Bruyère les aimait peu, et c'est contre eux qu'il a lancé cette boutade.

S'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur que pour mettre une vérité, qu'il a trouvée, dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit : mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre

meilleurs 1.

Les sots lisent un livre, et ne l'entendent point. Les esprits médiocres croient Tentendre parfaitement. Les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout entier; ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair. Les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau; ils admirent peu, ils approuvent.

¶ Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément et plus de style que l'on en voit dans celles de BALZAC et de VorTURE *

1. Est-il nécessaire de faire remarquer que l'auteur parle ici de luimême? C'est en 1689 qu'il a inséré cet alinéa dans les Caractères.

2. Molière a fait de personne, en pareil cas, un substantif masculin. « Jamais je n'ai vu deux personnes être si contents l'un de l'autre. » (Don Juan, 1, 11.) — « Deux personnes qui disent les choses d'eux-mêmes. » (Malade imaginaire, II, vi). Cette manière de parler était condamnée par les grammairiens du dix-septième siècle, comme elle l'est par les grammairiens modernes. Vaugelas toutefois l'approuve et cite avec éloge un passage de Malherbe, où le mot personne, accompagné d'un adjectif feminin, reçoit élégamment, dit-il, le genre masculin dans le cours de la phrase: « J'ai eu cette consolation en mes ennuis qu'une infinité de personnes qualifiées ont pris la peine de me témoigner le plaisir qu'ils en cht eu.» Bien que le mot personnes, comme le fait remarquer Vaugelas, s'applique à des hommes, l'Académie a blâmé cette phrase, et avec cette phrase toutes celles qui lui res. semblent dans les ouvrages du dix-septième siècle.

3. Jean-Louis de Balzac (1594-1654), auteur de plusieurs traités, dont les principaux sont: Aristippe ou la Cour, le Prince, le Socrate chrétien. Ses lettres forment son principal titre littéraire. Comme Balzac, Voiture

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