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LE COMMERCE DES GRAINS.

DIALOGUES

ENTRE

UN ÉMEUTIER, UN ÉCONOMISTE ET UN PROHIBITIONISTE.

Des émeutes, causées bien moins par la cherté des subsistan que par l'impatience des populations, qui s'étaient bercées de l poir d'une baisse considérable après la récolte, et qui attribuaien fermeté des prix aux manœuvres des « accapareurs, » ont eu lie Bruxelles et dans plusieurs autres villes de la Belgique pendan mois de septembre. Ces émeutes ont été promptement réprim grâce à l'énergie des autorités municipales. Malheureusement, gnorance et les préjugés, qui poussent les masses à aller casser vitres des prétendus accapareurs, ne peuvent être dissipés par tervention de la police.

Or, cette ignorance et ces préjugés n'ont pas cessé de subsister Belgique, comme dans bien d'autres pays, non-seulement parmi classes illettrées, mais encore dans les rangs de la classe qui j des bienfaits de la fortune et de l'éducation. On en a eu la pre dans l'agitation prohibitioniste qui a été suscitée à la suite de meute de la rue. La prohibition à la sortie, la suspension ou limitation du travail des distilleries, la répression des mancu employées pour faire hausser les prix dans les marchés, etc., e ont été réclamées à grands cris par une partie de la presse et par nombreux pétitionnaires. Cependant le gouvernement belge n'a plus cédé à l'agitation prohibitioniste qu'il n'avait cédé à l'éme Fort des excellents résultats que la liberté de l'exportation a don depuis l'année dernière, en contribuant à accroître et à assurer importations, il a refusé de la suspendre. La liberté du comme des grains a été maintenue pleine et entière en Belgique, et il f espérer, dans l'intérêt de la classe immense des mangeurs de pa qu'elle continuera de l'être.

Mais les émeutes, les pétitions et les articles prohibitionistes testent combien il est urgent d'éclairer les populations sur u

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question qui les touche de si près. Le spirituel professeur d'économie politique du Musée de l'industrie belge a cru qu'il était de son devoir d'y contribuer pour sa part, et il a rouvert son cours par une série de leçons relatives à la liberté du commerce des grains. En outre, il a reproduit la substance de ses utiles leçons sous la forme de conversations familières, destinées à faire partie d'une Bibliothèque rurale instituée par le gouvernement belge, et qui a obtenu un succès populaire.

Nous publions la première de ces conversations, servant d'Introduction. JPH. G.

L'ÉMEUTE.

INTERLOCUTEURS.- Un émeutier. - Un prohibitioniste.- Un économiste. (Ces interlocuteurs se réunissent dans un estaminet', situé auprès du principal foyer de l'émeute.)

L'émeutier. (Il entre tout essoufflé dans l'estaminet, s'assied et demande un verre de faro.) Quelle bonne journée! les accapareurs se souviendront longtemps de la leçon que nous venons de leur donner. En avons-nous cassé de ces carreaux! Ouf! je n'en puis plus...

L'économiste. (Il est assis à la même table, et il fume un cigare.)

= Qui casse les verres, les paye.

L'émeutier, Hein! que dites-vous là?

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L'économiste. Pas grand'chose. C'est un vieux proverbe qui me revient à l'esprit.

L'émeutier. (Le regardant de travers.) Il n'a pas le sens commun votre proverbe, et si l'on ne vous connaissait d'ancienne date, on

1

1 Dans le pays flamand, l'estaminet s'élève presque à la hauteur d'une institution nationale. Tout le monde va à l'estaminet pour y fumer, lire son journal, faire sa partie, et causer des grands ou des petits événements du jour. Mais il y a estaminets et estaminets. Quelques-uns jouissent d'une véritable célébrité, et leur origine se perd dans la nuit des àges. La physionomie de ces estaminets du bon vieux temps n'a pas changé depuis des siècles: ce sont toujours les mêmes murs blanchis à la chaux, les mêmes chaises de bois, le mème baes en bonnet de coton, les mêmes mieques joufflues et rubicondes que peignait Teniers. Dans ces estaminets types, on dédaigne les raffinements du luxe moderne; on se fie, pour conserver la clientèle de l'établissement, sur la bonté reconnue du faro, de la lambic et de la gueuse-lambic (bières de Bruxelles), sur la bonhomie et la respectabilité du baes (maître de l'estaminet), sur l'affabilité des mieques (servantes de l'estaminet). On ne se trompe pas, au surplus, sur la puissance de ces attractions combinées; car le vrai bourgeois de Bruxelles n'hésite pas à traverser la moitié de la ville, par le temps le plus affreux, pour aller passer la soirée à son estaminet. Rien ne peut l'en détourner. Il y va même, assure-t-on, le soir de ses noces. On excusera donc l'auteur d'avoir placé ses personnages dans un estaminet, car l'estaminet, c'est le principal foyer de la sociabilité flamande.

pourrait croire que vous faites cause commune avec les sangsues du peuple. Mais vous êtes un brave homme, au fond. Seulement votre économie politique vous gâte...

Le prohibitioniste. (Vieillard chauve, en lunettes. En entendant le mot économie politique, il fait un soubresaut, et laisse tomber le Journal de Bruxelles qu'il est en train de lire.) - L'économie politique! oui, c'est elle qui a fait tout le mal, avec ses théories. Ah! les théoriciens, les théoriciens! engeance perverse. (Il se remet à lire le Journal de Bruxelles.)

L'économiste.

Bon! Vous allez voir à présent que ce sont les écono

mistes qui ont fait l'émeute.

Le prohibitioniste. - S'ils ne l'ont pas faite, au moins ils l'ont provoquée par leurs réformes imprudentes. C'est leur liberté du commerce tant vantée qui a engendré la cherté, et c'est la cherté qui a engendré l'émeute. (Il lit plus que jamais le Journal de Bruxelles.)

L'économiste. Voilà une généalogie bien établie. Dites-moi donc, est-ce que l'économie politique et la liberté du commerce existaient au moyen âge ?

L'économiste.

Le prohibitioniste. - Non, grâce au Ciel. Nos pères ne connaissaient point ces inventions-là, et ils ne s'en portaient pas plus mal. C'est à savoir. Le moyen âge ne connaissait ni l'économie politique ni la liberté du commerce, c'est parfaitement exact. La production et le commerce des grains étaient alors rigoureusement réglementés. Chaque province était entourée d'une ceinture de douanes que les grains ne pouvaient franchir, ni pour entrer ni pour sortir, à moins d'une permission spéciale. Et, dans l'intérieur même de cette circonscription limitée, croyez-vous que les agriculteurs eussent la liberte de produire et de vendre leurs grains à leur guise? Pas davantage. Ils ne pouvaient porter leurs grains que sur certains marchés qui étaient désignés par l'autorité, et des pénalités sévères étaient comminées contre ceux qui s'avisaient de les porter ailleurs, ou simplement d'attendre chez eux les acheteurs. Il y avait plus encore: ils étaient obligés de conduire eux-mêmes leurs grains au marché ou de les y faire conduire par un membre de leur famille, et, dès qu'ils les avaient mis en vente, ils ne pouvaient plus les remporter. Dans les années de disette, la réglementation était encore renforcée : on établissait un maximum pour le prix des grains, un maximum, c'est-à-dire un prix au-dessus duquel il n'était pas permis de vendre. Que s'ils refusaient de livrer leurs grains au taux du maximum, on envahissait leurs fermes, on recensait leur récolte, et on les obligeait de la tenir à la disposition des autorités. Enfin, quand il arrivait que les cultivateurs mécontentés et ruinés par tant d'entraves, laissaient en friche une partie de leurs champs, on leur prescrivait

1 Journal prohibitioniste.

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l'étendue qu'ils en devaient cultiver, on réglementait leurs assolements; parfois même, quand on jugeait que les semailles n'avaient point réussi, on contraignait les cultivateurs d'ensemencer une seconde fois leurs champs. Vous le voyez, on n'avait rien oublié, c'était complet!

Les marchands de grains et les boulangers n'étaient pas plus libres, on peut même affirmer qu'ils l'étaient moins d'abord leur nombre était strictement limité; ensuite, toutes leurs opérations étaient réglementées et surveillées avec un soin jaloux. Les marchands de grains ne pouvaient opérer leurs achats que dans une certaine circonscription déterminée, ni se présenter dans les marchés avant ou après certaines heures. Les boulangers étaient soumis à des prescriptions analogues; en outre, le pain était taxé en tout temps, tandis que le grain ne l'était qu'aux époques de disette. Des mesures extraordinaires s'ajoutaient encore à celles-là, pour mieux assurer la subsistance des populations, lorsque l'autorité redoutait un déficit. On défendait la vente du pain tendre et du pain de qualité supérieure. On fermait les boutiques des pâtissiers, ou bien l'on obligeait ces industriels à limiter leur production et à n'employer que certaines qualités de farines. On fermait aussi les distilleries et les brasseries. Bref, l'autorité était infatigable. Aucune partie de la production ou du commerce des subsistances n'échappait à son œil vigilant; pas un atome de liberté commerciale ne pouvait s'y infiltrer. Que si, par aventure, la surveillance se relâchait ou si l'autorité montrait un peu trop d'indulgence envers les fermiers, les marchands de grains et les boulangers, si elle permettait qu'on fit de grosses provisions ou de gros transports de blé, le peuple, qui n'entendait pas raison sur ce chapitre, se mettait de la partie et il se chargeait de rappeler les accapareurs » à l'ordre. Il arrêtait les charrettes ou les bateaux de grains; il faisait des visites domiciliaires dans les magasins et dans les fermes; pillait les approvisionnements ou les jetait à la rivière, et quand les fermiers ou les marchands s'avisaient de regimber, il les envoyait rejoindre leur marchandise.

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Voilà le régime qui prévalait au moyen âge. Eh bien! quels étaient les résultats de ce régime? Est-ce qu'il faisait régner l'abondance? Estce qu'il bannissait la disette? Jugez-en. En Angleterre, on n'a pas compté moins de cent vingt et une famines en trois cent six ans, de l'an 1049 à 1355, c'est-à-dire dans la plus belle période du moyen âge. En France, c'était pis encore. La famine sévissait une année sur deux. Dans le douzième siècle, par exemple, on n'y compta pas moins de cinquante et une famines. Et quelles famines! Un historien allemand, Voigt, rapporte que, même dans les pays à blé, en Prusse, par exemple, on déterrait les cadavres pour les manger; que des parents tuaient leurs enfants, et les enfants leurs parents, pour en faire des repas de cannibales. Dans une famine causée par les déprédations des Tartares

en Hongrie, un habitant de ce pays confessa qu'il avait tué et mangé soixante enfants et huit moines 1. »

Le prohibitioniste.

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Horreur !

L'économiste. Eh bien ! depuis que la production et le commerce des blés jouissent d'une certaine liberté, depuis qu'on a aboli, au moins en partie, la gothique réglementation du moyen âge, nous avons eu sans doute à souffrir encore de la disette; mais le mal a-t-il été poussé à ce point? Avons-nous été réduits à manger des moines?

L'émeutier. Pour cela, non. Il y a des gens qui prétendent même, au contraire, que ce sont les moines qui nous mangent.

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L'économiste. Ne faisons pas de politique, s'il vous plaît. Nous avons encore souffert de la pénurie et de la cherté depuis qu'on a commence à appliquer aux subsistances le principe de la liberté du commerce. Nous avons eu encore des disettes; car la liberté du commerce n'est pas une panacée !

Le prohibitioniste. Ah! vous l'avouez donc !

L'économiste. Pourquoi ne l'avouerais-je pas? Quel économiste a jamais prétendu que la liberté fût une panacée ! qu'elle eût, par exemple, l'efficacité de rendre les saisons toujours favorables, les moissons toujours abondantes! Non! la liberté du commerce n'a pas une vertu souveraine; elle ne peut pas donner au cultivateur la pluie ou le beau temps, selon qu'il le souhaite ; mais elle peut, dans une large mesure, atténuer les maux causés par l'inconstance des saisons. Elle peut agir de telle sorte que l'on ne souffre jamais ni d'un bon marché excessif ni d'une excessive cherté. C'est un régulateur.

J'étais en train de vous dire, lorsque vous m'avez interrompu, que nous avons encore eu des disettes depuis l'avénement de la liberté du commerce; je voulais ajouter que ces disettes ont été, les unes provoquées, les autres aggravées par les entraves apportées à la production, au commerce et à la consommation des blés, par les émeutes ou par les prohibitions; que, chaque fois qu'on a essayé de porter directement ou indirectement atteinte à la liberté du commerce des subsistances, on a fait naître le mal ou on l'a augmenté, au lieu de le prévenir ou de l'atte nuer. Je voulais ajouter, enfin, que les émeutes, la réglementation et les prohibitions en matière de subsistances, sont pires que la sécheresse au moment des semailles, pires que l'humidité pendant la floraison et la moisson, pires que la grêle, les sauterelles et les charençons, pires que la maladie des pommes de terre.

Le prohibitioniste. - Oh! oh! ainsi donc, moi qui demande qu'on ne laisse pas sortir du pays les subsistances nécessaires à la nourriture des enfants du pays; moi qui demande qu'on nourrisse nos populations

1 Voyez Histoire des mœurs en Europe, citée par le docteur Guillaume Roscher. Du Commerce des grains, etc.; traduction de M. Maurice Block, p. 69.

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