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préoccupation d'un principe fort contestable, selon moi, la population constamment croissante en progression géométrique. »

Voici certainement une préoccupation bien grande et à laquelle on était loin de s'attendre. Où donc l'estimable écrivain a-t-il pu voir que la table de M. Horn et la mienne ont été construites d'après l'hypothèse d'une population constamment croissante en progression géométrique? Ce qui les distingue, au contraire, c'est d'avoir été calculées en dehors de toute hypothèse.

Je ne puis que le répéter encore: quand on fait intervenir à la fois le chiffre de la population et celui des décès, le problème est déterminé, Quand le chiffre de la population manque, il y a indétermination, dans le sens mathématique; et, pour y suppléer, il faut avoir recours à une hypothèse quelconque, soit à celle d'une population stationnaire, soit à celle d'une population croissante en progression géométrique, soit à toute autre. M. Guillard est parti de l'hypothèse qu'il faut « répartir l'excédant des naissances en raison composée du nombre des décès relevés pour chaque âge, ou du chiffre qui le marque. » Soit ; mais pourquoi? L'honorable écrivain fait remarquer que ses nombres s'accordent d'une manière très-satisfaisante avec les miens. Cela est vrai, mais je ne puis considérer cette similitude que comme accidentelle. Elle n'est pas plus concluante que la similitude de ma table avec celle de M. Liagre; et la méthode de M. Guillard n'a pas le mérite de se formuler aussi facilement que celle employée par M. Liagre. Si j'avais à examiner cette méthode, je devrais faire ressortir, avant tout, ce qu'elle a d'arbitraire. Pour ne citer qu'un exemple, l'auteur a calculé les dix premiers nombres de sa table par périodes annuelles, et les autres par périodes quinquennales. Pourquoi cette différence? Si, pour l'uniformité, je fais aussi deux périodes quinquennales des dix premières années, et si je les calcule exactement comme M. Guillard calcule les périodes suivantes, j'obtiendrai, pour l'âge de cinq ans, le nombre 717,26, au lieu du nombre 723,48 que je trouve dans sa table de survie.

Du reste, M. Guillard a présenté lui-même, avec impartialité, quelques objections que l'on peut faire contre sa manière de calculer; mais il m'a paru qu'il n'a pas rencontré les plus fortes. Son hypothèse, d'ailleurs, comme celle d'une progression géométrique, a le grave inconvénient d'appliquer un seul et même principe de réduction aux nombres de toute une longue période, et d'admettre une continuité qui, selon toutes les probabilités, n'existe pas. Une population peut croître, selon une progression géométrique ou selon

toute autre loi, pendant dix, vingt, trente ans; mais y a-t-il lieu de croire que cette loi se soutienne invariablement pendant tout un siècle?

En résumé, je me garderais bien de conclure avec M. Heuschling qu'il est « téméraire de décider dès à présent quelle méthode il fau dra désormais suivre pour calculer les tables de mortalité, et que l discussion n'est qu'à son début. » Cette discussion a été faite depui longtemps par des hommes d'un talent très-supérieur, et il est à re gretter qu'elle soit toute neuve pour lui. Aux pays qui connaissen bien leur population et leurs décès par âges on dira: Calculez direc tement votre mortalité, puisque vous avez les deux éléments don elle dépend; aux autres on dira: Faites usage de vos listes mor tuaires par âges, si vous ne possédez que cela; mais choisissez ave tact et prudence l'hypothèse qui s'adapte le mieux à votre popula tion, car il n'y a pas de règle générale.

A. QUÉTELET.

RAPPORT

FAIT A L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES,

SUR LE CONCOURS POUR LE PRIX QUINQUENNAL FONDÉ PAR M. DE BEAUJOUR

A DÉCERNER EN 1854.

Le 25 juin 1853, l'Académie, dans sa séance publique, a proposé, pour sujet du prix quinquennal fondé par M. Félix Beaujour, un Manuel de morale et d'économie politique à l'usage des classes ouvrières.

Ce simple énoncé posait la question.

Il existe en français, il existe dans presque toutes les langues de l'Europe, d'excellents traités élémentaires de morale, de très-bons traités élémentaires d'économie politique; mais chaque science a les siens, et, dans l'enceinte de chaque science, chaque traité s'adresse aux esprits cultivés, aux hommes appelés à recueillir les bienfaits d'une éducation libérale, plutôt qu'aux ouvriers et aux artisans.

Appeler l'attention des concurrents sur les rapports étroits, nécessaires, continuels, qui lient, dans toutes les transactions de la vie civile, dans toutes les circonstances de la vie domestique, l'économie politique à la morale; rendre les soins intelligents de ces rapports accessibles et familiers, s'il se peut, aux classes laborieuses, aux hommes qui ne disposent qu'à grand'peine et rarement d'un peu de loisir; dégager, dans leur intérêt, la morale pratique et l'économie politique usuelle de l'appareil des démonstrations savantes et des termes scientifiques, telle était, son programme en fait foi, l'intention de l'Académie.

Trente-quatre Mémoires nous ont été remis.

Ce nombre est considérable.

Il attesterait, à lui seul, que le sujet était bien choisi, et répondait, dans une juste mesure, aux préoccupations d'un public éclairé et studieux. Mais ce n'est pas là, tant s'en faut, pour l'Académie l'unique raison de

se nontre stisfaite. L'esprit du concours est excellent. La tendance générale des Mémoires, quelles que soient d'ailleurs la diversité de leur caractère et l'inégalité de leur mérite, est saine et sérieuse, libre et sensée. Les vrais principes de la morale et de l'économie politique y sont posés avec fermeté et défendus avec discernement. Les erreurs, lorsqu'il

s'en rencontre, sont rares et sans importance réelle ; on n'y retrouve au cune trace du désordre dont les intelligences ou plutôt les imagination étaient travaillées il y a peu d'années, ni des folles utopies dont ce dés ordre était l'origine et l'aliment.

Mais si l'ensemble du concours a ce mérite, et certes on ne peut tra s'en féliciter, il a ses défauts, et, nous avons regret de le dire, des défau nombreux et réels. Soit précipitation de la part des concurrents, so peut-être, que le délai de rigueur ait été trop court, les Mémoires, e général, semblent composés un peu à la hâte ; ils manquent d'ordre dai les idées et de méthode dans la distribution des matières. Plusieurs so incomplets. Le n° 1, Maitre Pierre, et le n° 27, le Secret du père Navs rin, traitent exclusivement du principe élémentaire de l'économie po tique, et, par conséquent, ne satisfont qu'à la moitié du programme. I no 12, en revanche, divisé en trois chapitres, dont le premier traite d bonheur, le second de l'inégalité des conditions, et le troisième des verty et des vices, semble consacré presque exclusivement à la morale, et tient guère compte de l'économie politique que dans ses rapports ave les systèmes inventés dans le but de tempérer l'inégalité des fortun ou de soulager la misère. D'autres, sans négliger de faire droit aux deu conditions du programme, se sont contentés de juxtaposer, pour air. dire, deux manuels, l'un de morale, l'autre d'économie politique, san établir, entre l'un et l'autre, un degré de corrélation suffisant, et, par tant, sans en faire ressortir les conséquences fécondes que l'Académ avait surtout en vue lorsqu'elle a fait choix du sujet proposé. De ce nom bre est le Mémoire no 20, et nous avons lieu de le regretter, car il décèle sous plus d'un rapport, une main exercée, et les principes élémentaire de chaque science y sont exposés peut-être un peu trop rapideme mais avec vigueur et précision.

Les autres concurrents sont, pour la plupart, entrés mieux et plus avan dans la pensée de l'Académie; mais ils ne pouvaient guère éviter, et le meilleurs, un seul excepté, n'ont qu'imparfaitement surmonté le véritable écueil du sujet, la difficulté de se renfermer dans les données pre mières, ne craignant point de prononcer le mot propre dans les lieu communs de chaque science, en le rendant intéressant par le tour de pensées et la vivacité des expressions, par la diversité des rapprochements et des exemples; et, pourtant, comment se flatter d'atteindre le but, si le Mémoire couronné n'était pas de nature à se répandre rapidement dans la boutique et dans les ateliers, à piquer la curiosité, à soute nir, à réveiller au besoin l'attention?

L'Académie avait proposé pour modèles, aux concurrents, les pamphlets de Franklin; mais les Franklin sont rares dans tous les temps et dans tous les pays.

On peut diviser en deux classes les Mémoires qu'il convient d'admettre au concours (sauf à les apprécier d'ailleurs), parce qu'il y est tenu

compte, dans de justes proportions, des diverses conditions du pro

gramme :

1° Les Mémoires conçus en forme d'exposition didactique;

2o Les Mémoires conçus en forme de dialogues encadrés dans une fiction dont le tissu léger et transparent ne sert qu'à poser en scène les interlocuteurs, et à faire naître une série de questions d'une succession d'incidents.

Dans la première classe, notre Commission a distingué les trois Mémoires inscrits sous les n° 14, 32 et 34.

Le n° 14, in-folio de 268 pages, est un ouvrage estimable, sensé, sagement composé. Il est divisé en deux parties, dont la première, consacrée à l'économie politique, est elle-même divisée en six livres, et présente un tableau des éléments de la science, qui dénote dans son auteur une véritable connaissance du sujet. La seconde partie, qui porte pour titre: Moyens de parvenir au bonheur et d'améliorer sa position, est divisée en trois livres; elle a pour base de démontrer quelle heureuse influence l'intelligence et l'observation des lois de la morale exercent sur le sort des hommes en général, et en particulier sur les progrès de l'aisance dans les classes laborieuses.

En rendant pleine justice à ce travail, notre Commission ne pense pas qu'il soit de nature à devenir assez populaire pour être véritablement utile.

Le Mémoire no 32 est distribué en sens inverse de l'ordre adopté par le no 14.

C'est un imprimé de 600 pages divisé en deux parties, dont la première traite de la morale, et la seconde de l'économie politique.

La première partie est subdivisée en trois sections portant pour titre : De la morale religieuse; de la morale individuelle et sociale; études morales et politiques.

Chaque section comprend plusieurs chapitres, et chaque chapitre contient invariablement : 1° l'exposition d'un certain nombre de vérités; 2o une anecdote ou historiette destinée à mettre ces vérités en action; 3° quelques réflexions ou maximes qui les résument sous une forme sentencieuse.

La seconde partie se compose de douze dialogues dans lesquels les principes généraux de l'économie politique sont méthodiquement développés par demandes et par réponses, mais sans mélange de fiction, de drame, d'événements quelconques, les deux interlocuteurs étant plutôt des noms propres que des caractères personnels.

On ne saurait méconnaître dans ce Mémoire l'intention louable, voire même ingénieuse, d'arriver, par des procédés variés, à saisir et à captiver l'attention des hommes qui forcément lisent peu et réfléchissent encore moins. Mais, par malheur, l'exécution ne répond pas entièrement à l'intention, et laisse, sous beaucoup de rapports, trop à désirer.

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