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pourvus de cette valeur; néanmoins, Smith, pour désigner l'utilité gratuite, c'est-à-dire privée de valeur, emploie l'expression valeur en usage, et J.-B. Say applique à cette même utilité gratuite la dénomination de richesse naturelle, bien qu'elle ne soit une richesse ni dans le sens économique, ni dans celui universellement attaché à ce mot de tout temps et en tous lieux.

Cette application de mots identiques à des choses essentiellement différentes a maintenu dans les écrits des successeurs de Smith et de Say, relativement à ce qu'il faut entendre par valeur et par richesse, une confusion et une obscurité qui durent encore. C'est ce dont nous avons fourni de nombreux exemples, dans l'article rappelé plus haut; nous en ajouterons ici deux autres, qui nous paraissent particulièrement propres à justifier nos propositions, et à montrer comment la nomenclature défectueuse que nous voudrions voir modifier a pu entraîner même des esprits supérieurs à ce qui nous semble constituer des erreurs considérables.

Un homme qui a rendu à l'économie politique d'éclatants services, et dont la perte prématurée est à jamais regrettable, Frédéric Bastiat, a cru devoir comprendre dans la richesse l'utilité gratuite; dès lors, il ne pouvait plus admettre que les richesses sont proportionnelles aux valeurs. C'est là cependant l'un des principes fondamentaux posés par ses devanciers, et sans lequel la plupart des démonstrations et des calculs économiques n'ont plus de base positive.

Bastiat avait remarqué que la valeur d'un produit déterminé s'élève avec les difficultés et s'abaisse avec les facilités de sa production, tandis que les richesses, au contraire, sont accrues par les facilités et diminuées par les difficultés de produire; et c'est, sans doute, parce qu'il jugeait que ces vérités n'étaient pas conciliables avec le principe de la proportionnalité des richesses aux valeurs qu'il avait rejeté ce principe.

Nous pensons avoir établi, dans l'article déjà cité, qu'il n'y a point ici la contradiction que Bastiat croyait y voir, et nous allons résumer le plus succinctement possible nos explications à cet égard.

sur

La réduction de valeur obtenue par la suppression ou l'atténuation d'une difficulté, - par un perfectionnement industriel, l'unité d'une classe de produits, est généralement compensée, et au delà, par la multiplication des unités de cette classe; ou, si la compensation ne s'établit pas toujours dans la même classe, elle ne

peut manquer d'avoir lieu par le développement d'autres produits, parce que les forces productives rendues disponibles dans une branche de travaux se reportent sur d'autres; mais l'effet du perfectionnement réalisé ne se borne pas au rétablissement d'une même somme de valeurs par lá multiplication des unités valables : il accroît incontestablement cette somme, en donnant, à tous les produits autres que celui où il s'est opéré, plus de valeur, relativement à ce dernier; il est bien évident que si, par suite de semblables perfectionnements, tous les produits, sans exception, venaient à être doublés en quantité, chaque classe de produits aurait en même temps doublé de valeur, puisqu'elle ferait obtenir, en échange, des quantités doubles de tous les autres produits. Le résultat définitif d'un progrès industriel qui a permis d'abaisser la valeur relative d'un produit déterminé est donc bien réellement une augmentation dans la somme totale des valeurs, et cela explique pourquoi les peuples qui ont le plus développé et perfectionné leur industrie sont en même temps les plus riches dans l'exacte acception du mot, les plus riches en valeurs échangeables.

Une autre économiste distingué, M. John Stuart Mill, a soutenu que la valeur n'était pas autre chose qu'un rapport, et qu'il ne pouvait y avoir ni hausse ni baisse générale des valeurs, la hausse d'une espèce de produits impliquant la baisse des autres, et réciproment. Cette explication est en partie contraire à celle que nous venons de résumer; il est donc nécessaire de l'examiner avant de passer outre.

Si, dans la pensée de M. Mill, hausse et baisse sont synonymes d'augmentation et de diminution, et s'il a voulu dire que la somme totale des valeurs ne peut être accrue ni réduite, ses assertions seraient assurément le résultat d'une inadvertance; car, pour M. Mill, les richesses sont proportionnelles aux valeurs, c'est du moins ce qui ressort de la définition qu'il en donne 2, et bien certainement il il n'a pu vouloir affirmer que la somme totale des richesses fût invariable.

'Principes d'économie politique, traduction de MM. Dussard et Courcelle Seneuil, t. II, p. 6.

« Définissons donc la richesse ainsi : toutes les choses utiles où agréables qui ◄ possèdent une valeur échangeable; en d'autres termes : toutes les choses utiles ◄ ou agréables, excepté celles qui peuvent être obtenues dans la proportion désirée sans travail ou sans sacrifice. » (Ibid., t. 1, p. 10.)

Poser ainsi en principe que la richesse n'est composée que d'objets pourvus de valeur échangeable, c'est évidemment admettre qu'elle est proportionnelle aux valeurs.

Si M. Mill a entendu, comme d'autres économistes, dont les opinions paraissent sur ce point en harmonie avec les siennes, « qu'il « ne saurait y avoir rien de tel qu'une valeur collective formée de << la réunion des valeurs particulières, susceptible de degré, de frac«tionnement ou de mesure 1, » cela nous paraîtrait encore s'écarter de la vérité; car c'est par des additions de valeurs particulières, et, par conséquent, par la formation de valeurs collectives, que l'on apprécie la richesse d'une famille, d'une nation, et que l'on pourrait apprécier (si les renseignements étaient complets) celle du genre humain tout entier.

Bien que la valeur soit, comme l'utilité, une chose immatérielle en elle-même, une qualité n'ayant d'existence qu'à raison de nos besoins, elle n'est pas moins susceptible de degré, de fractionnement et de mesure; c'est ce que M. Mill reconnaît lui-même implicitement, en usant des expressions hausse et baisse des valeurs; et encore une fois, si la richesse est proportionnelle aux valeurs, si, par conséquent, la valeur mesure la richesse (qu'il serait dans tous les cas impossible de mesurer autrement), on ne peut pas dire qu'il ne saurait y avoir ni hausse ni baisse générale des valeurs, car cela équivaudrait à soutenir, contrairement à tous les faits, qu'il ne peut y avoir ni augmentation ni diminution générale des richesses.

Enfin, il ne paraît pas vrai non plus que la valeur ne soit qu'un simple rapport: nous admettons bien que le taux de la valeur de produits désignés se détermine, lorsqu'on les présente à l'échange, par un rapport de quantités; mais il nous semble évident que ce n'est pas ce rapport qui constitue la valeur, car il faut d'abord qu'il s'applique à des choses valables, et, assurément, il ne saurait jamais résulter aucune valeur, par exemple, de rapports entre des quantités d'air ou de chaleur solaire. La qualité, la propriété indiquée par le mot valeur, existe donc dans les objets présentés à l'échange avant que le rapport entre les quantités que l'on consent à donner ou à recevoir de l'un et de l'autre en ait déterminé le taux. Si, comme nous le pensons, il y a erreur dans l'opinion émise par

1 Voir l'article VALEUR du Dictionnaire de l'Economie politique.

'On répète souvent que la recherche de la mesure de la valeur équivaut, en économie politique, à celle de la quadrature du cercle. Cet énoncé est inexact. La valeur se mesure très-réellement à tous les instants, et par des rapports de quantités très-exactement déterminés dans chaque transaction; ce qui est introuvable, c'est un instrument général de mesurage pour les valeurs, invariable dans le temps et l'espace.

M. Mill, cette erreur tient à ce qu'il a pris un rapport qui exprime le taux, le degré de la valeur, pour la valeur elle-même.

Nous nous croyons donc autorisé à maintenir nos propositions, et nous les résumons ainsi :

La valeur est la qualité qui distingue les utilités échangeables de celles qui ne le sont pas.

Le degré de valeur, ou, en d'autres termes, le pouvoir d'échange d'un produit déterminé, s'abaisse lorsque l'on parvient à l'obtenir plus facilement, avec moins de travail ou de frais; mais alors les quantités produites se multiplient de manière à ce que, malgré la diminution de valeur survenue dans chaque unité, elles représentent par leur masse une somme de valeur tout au moins aussi grande qu'auparavant, et comme, d'un autre côté, le degré de valeur de tous les autres produits s'élève relativement à celui dont la production a été rendue plus facile et plus féconde, le résultat définitif est une augmentation de la somme totale des valeurs.

Le degré de valeur d'un produit déterminé s'élève, au contraire, en raison de l'accroissement des difficultés ou des frais de sa production; mais cette hausse du taux des unités est compensée par une réduction au moins équivalente dans les quantités produites, et, de plus, le degré de valeur de tous les autres produits s'abaisse relativement à celui dont la production est devenue plus difficile et moins abondante. Le résultat, dans ce cas, est une réduction de la somme totale des valeurs.

La richesse n'est composée que d'objets pourvus d'utilité valable, de valeur échangeable; elle est proportionnelle aux valeurs, et, par conséquent, elle grandit ou diminue avec la somme de celles-ci; la différence entre les mots valeur et richesse consiste en ce que le premier désigne une qualité, et le second les objets pourvus de cette qualité; la richesse générale est la réunion, l'ensemble des objets pourvus d'utilité valable.

Ces indications, dont la portée sera mieux comprise après les applications que nous comptons en faire dans l'examen qui va suivre, nous paraissent suffisantes pour fixer le sens que nous entendons attacher aux expressions taux ou degré des valeurs et richesse générale.

II.

Depuis quelques années, la production du vin a été restreinte en France, par l'effet d'une altération de la vigne ou du raisin, dans

une proportion très-considérable. La perte de richesse qui en résulte pour le pays est nécessairement équivalente au déficit éprouvé dans les quantités produites, car la récolte, bien que réduite de moitié ou plus, continue à réclamer les mêmes travaux ou frais qu'auparavant. Cependant, cette équivalence n'est pas généralement reconnue; on objecte que si la récolte est moindre, la valeur du produit s'est élevée en proportion du déficit; d'où l'on conclut que la richesse générale n'est pas réduite, ou bien qu'il ne faut plus professer que la richesse est proportionnelle aux valeurs.

Ce raisonnement peut être facilement réfuté, au moyen des données établies au précédent paragraphe :

Admettons que le taux de la valeur de l'hectolitre de vin se soit élevé en proportion du déficit de la récolte, bien qu'il n'en soit pas exactement ainsi; il résultera de là, tout au plus, que la récolte de vin, quoique réduite de moitié, continuera à représenter la même somme de valeur, ni plus ni moins; mais tous les autres produits ou services productifs auront inévitablement baissé de valeur relativement au vin. La même quantité de ces produits ou services qui, auparavant, obtenait en échange deux hectolitres de vin, n'en obtiendra plus qu'un seul; or, si la valeur de la récolte, prise en masse, ne s'est pas accrue, et si, d'un autre côté, la valeur de tous les autres produits s'est abaissée relativement au vin, le résultat est bien évidemment une baisse, une réduction dans la somme totale des valeurs comme dans la richesse générale, et cette réduction est proportionnelle au déficit de la récolte. Il va sans dire qu'il n'en serait pas autrement s'il s'agissait d'un déficit dans la récolte des grains, des fourrages, ou de toute autre denrée.

Nous croyons donc pouvoir formuler ici cette première conclusion générale :

La hausse dans le taux de la valeur d'un produit déterminé, lorsqu'elle provient d'un déficit dans les quantités produites avec les mêmes travaux ou frais, n'empêche point ce déficit de constituer une réduction, qui lui est équivalente, dans la somme totale des valeurs aussi bien que dans la richesse générale.

Il convient de remarquer, toutefois, que cette formule ne représente exactement les faits qu'autant que l'on se borne à considérer les résultats immédiats du déficit éprouvé. En observant les conséquences ultérieures de ce déficit, on verrait presque toujours qu'il amène une restriction dans la consommation des produits qui en sont l'objet, et que l'économie, en partie volontaire, en partie for

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