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nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire, et mon petit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vous n'existez point.

- Qu'en dites-vous? s'écria-t-elle d'une voix argentine, en se campant dans sa petite taille royale d'une façon cavalière et en fouettant 5 comme un hippogriffe le dos de la Chronique de Nuremberg.

– Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.

Cette réponse, empreinte d'un scepticisme profondément scientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorable effet.

- Monsieur Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n'êtes qu'un 1o cuistre. Je m'en étais toujours doutée. Le plus petit des marmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fente de leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes de vos Instituts et de vos Académies. Savoir n'est rien, imaginer est tout. Rien n'existe que ce qu'on imagine. Je suis imaginaire. C'est exister cela, je pense ! 15 On me rêve et je parais! Tout n'est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, Sylvestre Bonnard, c'est vous qui n'existez pas. Je charme le monde; je suis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d'une source cachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanches vapeurs qui montent, chaque matin, du creux des prairies, 20 au milieu des bruyères roses, partout!... On me voit, on m'aime. On soupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui font chanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, je donne de l'esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur les berceaux, je lutine, je console et j'endors, et vous doutez que j'existe ! Sylvestre 25 Bonnard, votre chaude douillette recouvre le cuir d'un âne.

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Elle se tut; l'indignation gonflait ses fines narines et, tandis que j'admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque de cette petite personne, elle promena ma plume dans l'encrier, comme un aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.

Je me frottai le visage que je sentis tout mouillé d'encre. Elle avait disparu. Ma lampe s'était éteinte: un rayon de lune traversait la vitre et descendait sur la Chronique de Nuremberg. Un vent frais, qui s'était élevé sans que je m'en aperçusse, faisait voler plumes, papiers, et pains à cacheter. Ma table était toute tachée d'encre. J'avais laissé 35 ma fenêtre entr'ouverte pendant l'orage. Quelle imprudence!

— « Le crime de Sylvestre Bonnard »

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