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j'aie jamais lu.» Le Roi se mit à rire, et lui dit : « N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donOh bien ! dit le Roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. —Ah! Sire, quelle 5 trahison! Que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement.

ner un autre nom.

Non, Monsieur le maréchal: les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. >> Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, 10 je voudrais que le Roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

APRÈS UNE SÉPARATION

A MADAME DE GRIGNAN

A Livry,1 mardi saint 24° mars (1671)

Voici une terrible causerie, ma chère bonne; il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l'abbé,2 Hélène, Hébert et 15 Marphise, dans le dessein de me retirer ici du monde et du bruit jusqu'à jeudi au soir. Je prétends être en solitude; je fais de ceci une petite Trappe; je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions. J'ai dessein d'y jeûner beaucoup par toutes sortes de raisons; marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre, et sur le tout m'en20 nuyer pour l'amour de Dieu. Mais, ma pauvre bonne, ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous. Je n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et ne pouvant contenir tous mes sentiments sur votre sujet, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de 25 mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur? Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans ce pays, ni dans ce jardin, où je ne vous aie vue; il n'y en a point qui ne me fasse souvenir de 30 quelque chose; et de quelque façon que ce soit aussi, cela me perce

1 A small village near the forest of Bondy near Paris.

2 Her uncle, Christophe de Coulanges, abbé de Livry. Hélène was Madame de Sévigné's maid; Hébert's position in the household is not known; Marphise was the dog. 3 A severe religious order founded in 1140 and reformed in 1662.

le cœur. Je vous vois, vous m'êtes présente; je pense et repense à tout; ma tête et mon esprit se creusent: mais j'ai beau tourner, j'ai beau chercher; cette chère enfant que j'aime avec tant de passion est à deux cents lieues, je ne l'ai plus. Sur cela je pleure sans pouvoir m'en empêcher; je n'en puis plus, ma chère bonne : voilà qui est 5 bien faible, mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre. Le hasard peut faire qu'elle viendra mal à propos, et qu'elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu'elle est écrite. A cela je ne sais point de remède; elle sert toujours à me 10 soulager présentement; c'est tout ce que je lui demande. L'état où ce lieu-ci m'a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne me point parler de mes faiblesses; mais vous devez les aimer et respecter mes larmes, qui viennent d'un cœur tout à vous.

Jeudi saint 26 mars 15

Si j'avais tant pleuré mes péchés que j'ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais fort bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé.1 J'ai passé ici le temps que j'avais résolu, de la manière dont je l'avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m'a plus tourmentée que je ne l'avais prévu. C'est une chose étrange qu'une 20 imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient encore: sur cela on songe au présent, et quand on a le cœur comme je l'ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous: notre maison de Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. Pour vous, c'est par un effet de mémoire que vous pensez à moi: la Pro- 25 vence n'est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue ici: une grande solitude, un grand silence, un office triste, des ténèbres chantées avec dévotion (je n'avais jamais été à Livry la semaine sainte), un jeûne canonique, et une beauté dans ces jardins, 30 dont vous seriez charmée : tout cela m'a plu. Hélas! que je vous y ai souhaitée ! Quelque difficile que vous soyez sur les solitudes, vous auriez été contente de celle-ci; mais je m'en retourne à Paris par nécessité; j'y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la Passion du P. Bourdaloue ou du P. Mascaron; 2 j'ai toujours honoré 35

1 To do one's jubilee is to perform certain practices in order to obtain special indulgence.

2 Jules Mascaron (1634-1703), a distinguished preacher, bishop of Tulle and Agen.

les belles passions. Adieu, ma chère Comtesse: voilà ce que vous aurez de Livry; j'achèverai cette lettre à Paris. Si j'avais eu la force de ne vous point écrire d'ici, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j'y ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du 5 monde; mais, au lieu d'en faire un bon usage, j'ai cherché de la consolation à vous en parler: ah! ma bonne, que cela est faible et misérable!

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MORT DE TURENNE

A MADAME DE GRIGNAN

A Paris, mercredi 28° août (1675).

Si l'on pouvait écrire tous les jours, je le trouverais fort bon; et souvent je trouve le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent 10 pas. Le plaisir d'écrire est uniquement pour vous; car à tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c'est parce qu'on le doit. Vraiment, ma fille, je m'en vais bien vous parler encore de M. de Turenne.1 Mme d'Elbeuf, qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur 15 affliction. Mme de la Fayette y était. Nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu : les yeux ne nous séchèrent pas. Elle avait un portrait divinement bien fait de ce héros, et tout son train était arrivé à onze heures: tous ces pauvres gens étaient fondus en larmes, et déjà tous habillés de deuil. Il vint trois gentilshommes, qui pensèrent 20 mourir de voir ce portrait: c'étaient des cris qui faisaient fendre le cœur ; ils ne pouvaient prononcer une parole; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes et faisait fondre les autres. Le premier qui put prononcer une parole répondit à nos tristes questions: nous nous fîmes raconter sa mort. 25 Il voulait se confesser le soir, et en se cachotant il avait donné les ordres pour le soir, et devait communier le lendemain, qui était le dimanche. Il croyait donner la bataille, et monta à cheval à deux heures le samedi, après avoir mangé. Il avait bien des gens avec lui: il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller. Il 30 dit au petit d'Elbeuf : * Mon neveu, demeurez là, vous ne faites que vous me feriez reconnaître. » Il trouva M.

tourner autour de moi,

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1 Turenne (1611-1675) was marshal of France and one of her greatest military heroes. 2 A niece of Turenne, sister of the duc de Bouillon, second wife of the duc d'Elbeuf.

3 Brother of the duc de Bouillon, nephew of Turenne.

4 Son of Madame d'Elbeuf, at this time only fourteen years of age.

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d'Hamilton1 près de l'endroit où il allait, qui lui dit : « Monsieur, venez par ici; on tirera où vous allez. Monsieur, lui dit-il, je m'y en vais je ne veux point du tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux du monde. » Il tournait son cheval, il aperçut Saint-Hilaire,2 qui lui dit le chapeau à la main: «Jetez les yeux sur cette batterie que j'ai fait mettre là.» Il retourne deux pas, et sans être arrêté il reçut le coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire, et perça le corps après avoir fracassé le bras de ce héros. Ce gentilhomme le regardait toujours; il ne le voit point tomber; le cheval l'emporta où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il 10 n'était point encore tombé, mais il était penché le nez sur l'arçon : dans ce moment, le cheval s'arrête; il tomba entre les bras de ses gens; il ouvrit deux fois de grands yeux et la bouche, et puis demeura tranquille pour jamais: songez qu'il était mort et qu'il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce 15 bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui était jeté sur ce corps, qui ne le voulait pas quitter et qui se pâmait de crier. On jette un manteau; on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient; on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye,3 et beaucoup d'autres pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire 201 violence et songer aux grandes affaires qu'il avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers pourtant avaient des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts, qui ne frappaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris 25 de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l'on n'en soit ému. Ses deux véritables neveux (car pour l'aîné, il faut le dégrader) étaient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier 30 était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; partout où il a passé, ç'a été des clameurs; mais à Langres ils se sont surpassés : ils allèrent tous audevant de lui, tous habillés de deuil, au nombre de plus de deux cents,

1 A field marshal, killed 1676.

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2 Son of a cobbler, lieutenant general in the artillery.

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3 Both were nephews of Turenne. The duc de Lorges was marshal of France and took command of the forces after the death of his uncle.

4 The comte de Lorges and the comte de Roye.

5 The duc de Bouillon, or the duc de Duras.

suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; ils firent dire un service solennel dans la ville, et en un moment se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monte à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que 5 dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt,1 en attendant qu'on prépare la chapelle. Il y aura un service, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel.

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UN PRINTEMPS

A MADAME DE GRIGNAN

2 Aux Rochers, mercredi 19° avril (1690).

Je reviens encore à vous, ma bonne, pour vous dire que si vous avez envie de savoir, en détail, ce que c'est qu'un printemps, il faut venir à moi. Je n'en connaissais moi-même que la superficie; j'en examine cette année jusqu'aux premiers petits commencements. Que pensez15 vous donc que ce soit que la couleur des arbres depuis huit jours? répondez. Vous allez dire: «Du vert.» Point du tout, c'est du rouge. Ce sont de petits boutons, tout prêts à partir, qui font un vrai rouge; et puis ils poussent tous une petite feuille, et comme c'est inégalement, cela fait un mélange trop joli de vert et de rouge. Nous couvons tout 20 cela des yeux; nous parions de grosses sommes, mais c'est à ne

jamais payer — que ce bout d'allée sera tout vert dans deux heures; on dit que non: on parie. Les charmes ont leur manière, les hêtres une autre. Enfin, je sais sur cela tout ce que l'on peut savoir.

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A MADAME DE GRIGNAN

Aux Rochers, ce 26 avril (1690).

Il fait un temps merveilleux, Dieu merci. J'ai si bien fait, que le printemps est achevé: tout est vert. Je n'ai pas eu de peine à faire pousser tous ces boutons, à faire changer le rouge en vert. Quand j'ai eu fini tous ces charmes, il a fallu aller aux hêtres, puis aux chênes; c'est ce qui m'a donné le plus de peine, et j'ai besoin encore de huit

1 "awaiting burial."

2 Country residence of Madame de Sévigné near Vitré.

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