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AU JAPON

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Au petit jour naissant, nous aperçûmes le Japon.

Juste à l'heure prévue, il apparut, encore lointain, en un point précis de cette mer qui, pendant tant de jours, avait été l'étendue vide.

Ce ne fut d'abord qu'une série de petits sommets roses. ... Mais 5 derrière, tout le long de l'horizon, on vit bientôt comme une lourdeur en l'air, comme un voile pesant sur les eaux: c'était cela, le vrai Japon, et peu à peu, dans cette sorte de grande nuée confuse, se découpèrent des silhouettes tout à fait opaques qui étaient les montagnes de Nagasaki.

Nous avions vent debout, une brise fraîche qui augmentait toujours, comme si ce pays eût soufflé de toutes ses forces contre nous pour nous éloigner de lui. — La mer, les cordages, le navire, étaient agités et bruissants.

Vers trois heures du soir, toutes ces choses lointaines s'étaient rap15 prochées, rapprochées jusqu'à nous surplomber de leurs masses rocheuses ou de leurs fouillis de verdure.

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Et nous entrions maintenant dans une espèce de couloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, qui se succédaient avec une bizarrerie symétrique comme les «portants »1 d'un décor tout 20 en profondeur, extrêmement beau, mais pas assez naturel. · On eût dit que ce Japon s'ouvrait devant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrer dans son cœur même.

Au bout de cette baie longue et étrange, il devait y avoir Nagasaki qu'on ne voyait pas encore. Tout était admirablement vert. La grande 25 brise du large, brusquement tombée, avait fait place au calme; l'air, devenu très chaud, se remplissait de parfums de fleurs. Et, dans cette vallée, il se faisait une étonnante musique de cigales; elles se répondaient d'une rive à l'autre; toutes ces montagnes résonnaient de leurs bruissements innombrables; tout ce pays rendait comme une inces30 sante vibration de cristal. Nous frôlions au passage des peuplades de grandes jonques, qui glissaient tout doucement, poussées par des brises imperceptibles; sur l'eau à peine froissée, on ne les entendait pas marcher; leurs voiles blanches, tendues sur des vergues horizontales, retombaient mollement, drapées à mille plis comme des stores; 35 leurs poupes compliquées se relevaient en château, comme celles des nefs du moyen âge. Au milieu du vert intense de ces murailles de montagnes, elles avaient une blancheur neigeuse.

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Quel pays de verdure et d'ombre, ce Japon, quel Éden inattendu!

.

Dehors, en pleine mer, il devait faire encore grand jour; mais, ici, dans l'encaissement de cette vallée, on avait déjà une impression de soir; au-dessous des sommets très éclairés, les bases, toutes les parties 5 plus touffues avoisinant les eaux, étaient dans une pénombre de crépuscule. Ces jonques qui passaient, si blanches sur le fond sombre des feuillages, étaient manœuvrées sans bruit, merveilleusement, par de petits hommes jaunes, tout nus avec de longs cheveux peignés en bandeaux de femme. A mesure qu'on s'enfonçait dans le couloir vert, 10 les senteurs devenaient plus pénétrantes et le tintement monotone des cigales s'enflait comme un crescendo d'orchestre. En haut, dans la découpure lumineuse du ciel entre les montagnes, planaient des espèces de gerfauts qui faisaient: «Han! Han! Han!» avec un son profond de voix humaine; leurs cris détonnaient là tristement, 15 prolongés par l'écho.

Toute cette nature exubérante et fraîche portait en elle-même une étrangeté japonaise; cela résidait dans je ne sais quoi de bizarre qu'avaient les cimes des montagnes et, si l'on peut dire, dans l'invraisemblance de certaines choses trop jolies. Des arbres s'arrangeaient en 20 bouquets, avec la même grâce précieuse que sur les plateaux de laque. De grands rochers surgissaient tout debout, dans des poses exagérées, à côté de mamelons aux formes douces, couverts de pelouses tendres : des éléments disparates de paysage se trouvaient rapprochés, comme dans les sites artificiels.

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. . . Et, en regardant bien, on apercevait çà et là, le plus souvent bâtie en porte-à-faux1 au-dessus d'un abîme, quelque vieille petite pagode mystérieuse, à demi cachée dans le fouillis des arbres suspendus: cela surtout jetait dès l'abord, aux nouveaux arrivants comme nous, la note lointaine et donnait le sentiment que, dans cette contrée, 30 les Esprits, les Dieux des bois, les symboles antiques chargés de veiller sur les campagnes, étaient inconnus et incompréhensibles.

- Madame Chrysanthème »

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PAUL-MARIE VERLAINE

Metz, 1844-1896, Paris

At the age of seven Paul Verlaine went to Paris, where he was educated at the Lycée Bonaparte. He first came under the influence of the Parnassian School, and in 1866 published the "Poèmes saturniens," a volume which did not meet with much success. Three years later appeared the " Fêtes galantes," and in 1870 the " Bonne chanson," in which tendencies away from the Parnassians were clearly evident. While in prison for attempting to shoot a friend he published the "Romances sans paroles” (1874). After his liberation he became in turn teacher of French in England, and professor at the college at Rethel (1877). Then came the publication of " Sagesse,” in 1881, in which he showed a new fervor for Catholicism. He became a leader in the new Decadent, or Symbolistic, School, and published the "Poètes maudits" in 1884, and "Jadis et naguère" the same year. But his health, undermined by his irregular Bohemian life, gave way, and from 1889 on, he went from hospital to hospital until the end came in 1896.

His literary theories are touched upon in the " Art poétique" given below. His poetry suggests more than it expresses, and, unlike the verse of the Parnassians, it resembles music more than painting, and appeals rather to the emotions than to the intellect. He was one of the most original poets of the century.

5

IO

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? — Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

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