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LES DANAÏDES1

Toutes, portant l'amphore, une main sur la hanche,
Théano, Callidie, Amymone, Agavé,

Esclaves d'un labeur sans cesse inachevé,

Courent du puits à l'urne où l'eau vaine s'épanche.

Hélas! le grès rugueux meurtrit l'épaule blanche,
Et le bras faible est las du fardeau soulevé :

<< Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,
O gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche ? »

Elles tombent, le vide épouvante leurs cœurs ;
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,
Chante, et leur rend la force et la persévérance.

Tels sont l'œuvre et le sort de nos illusions :
Elles tombent toujours, et la jeune Espérance

Leur dit toujours: «Mes sœurs, si nous recommencions ! >>
« Les épreuves », Amour

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ΙΟ

UN SONGE

Le laboureur m'a dit en songe: «Fais ton pain,
Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. >>

Le tisserand m'a dit : « Fais tes habits toi-même. >>
Et le maçon m'a dit : « Prends la truelle en main.»

Et seul, abandonné de tout le genre humain
Dont je traînais partout l'implacable anathème,
Quand j'implorais du ciel une pitié suprême,
Je trouvais des lions debout sur mon chemin.

J'ouvris les yeux, doutant si l'aube était réelle :
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,
Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.

Je connus mon bonheur et qu'au monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes ;

Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.

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1 The fifty Danaïdes, daughters of Danaüs, who, at the command of their father, slew their husbands on their wedding day, were condemned in Hades to pour water into

sieves.

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PIERRE LOTI

(LOUIS-MARIE-JULIEN VIAUD)

Rochefort, 1850

After finishing his studies in his native town Loti entered the marine at the age of seventeen. In 1873 he was made ensign and in 1881 lieutenant. Meanwhile he had cruised over many seas, and it is the impressions of various points in these voyages that he gives in his books. His novels often have but little plot. There is, however, the sensation of things seen, the touch of a poet, and the wonderful coloring of an artist. He became a member of the Academy in 1891.

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(1897);

The best of his works are "Mon frère Yves (1883); "Le pêcheur d'Islande" (1886); "Madame Chrysanthème" (1887); " Ramuntcho " "Vers Ispahan" (1904); "Les désenchantées" (1906).

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Autour de l'Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc; c'est-à-dire que rien ne bougeait dans l'air, comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.

Le ciel s'était couvert d'un grand voile blanchâtre, qui s'assombrissait par le bas, vers l'horizon, passait aux gris plombés, aux nuances ternes de l'étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.

Cette fois-là, c'étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer; des cernes très légers, comme on en ferait en Io soufflant contre un miroir. Toute l'étendue luisante semblait couverte d'un réseau de dessins vagues qui s'enlaçaient et se déformaient; très vite effacés, très fugitifs.

Éternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire: un soleil qui n'indiquait plus aucune heure, restait là toujours, pour présider à 15 ce resplendissement de choses mortes, il n'était lui-même qu'un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu'à l'immense par un halo trouble.

Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l'un de l'autre, chantaient : Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, - s'amusant de sa monotonie même et se regardant du coin de l'œil pour rire de l'espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpétuellement les couplets, en tâchant d'y mettre un entrain nouveau à chaque fois. 5 Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur salée; cet air qu'ils respiraient était vivifiant et vierge; ils en prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de toute existence.

Et pourtant, autour d'eux, c'étaient des aspects de non-vie, de monde fini ou pas encore créé; la lumière n'avait aucune chaleur; 10 les choses se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de cette espèce de grand oil spectral qui était le soleil.

La Marie projetait sur l'étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée 15 qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l'eau: des poissons innombrables, des myriades et des myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C'étaient les morues qui exécutaient leurs évolutions d'ensemble, toutes en long dans le 20 même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d'un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même 25 retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair.

Le soleil, déjà très bas, s'abaissait encore; donc c'était le soir décidément. A mesure qu'il descendait dans les zones couleur de plomb 30 qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune.

Il éclairait pourtant; mais on eût dit qu'il n'était pas du tout loin dans l'espace; il semblait qu'en allant, avec un navire, seulement jus- 35 qu'au bout de l'horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste, flottant dans l'air à quelques mètres au-dessus des eaux.

La pêche allait assez vite: en regardant dans l'eau reposée, on voyait très bien la chose se faire: les morues venir mordre, d'un

mouvement glouton; ensuite se secouer un peu, se sentant piquées, comme pour mieux se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, à deux mains, les pêcheurs rentraient leur ligne, — reje‐ tant la bête à qui devait l'éventrer et l'aplatir.

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5 La flotille des Paimpolais1 était éparse sur ce miroir tranquille, animant ce désert. Çà et là, paraissaient les petites voiles lointaines, déployées pour la forme puisque rien ne soufflait, et très blanches, se découpant en clair sur les grisailles des horizons.

Ce jour-là, ç'avait l'air d'un métier si calme, si facile, celui de 10 pêcheur d'Islande ; un métier de demoiselle...

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Jean-François de Nantes;

Jean-François,

Jean-François !

Ils chantaient, les deux grands enfants.

Et Yann s'occupait bien peu d'être si beau et d'avoir la mine si noble. D'ailleurs, enfant seulement avec Sylvestre, ne chantant et ne jouant jamais qu'avec celui-là; renfermé au contraire avec les autres, et plutôt fier et sombre; très doux pourtant quand on avait besoin

de lui; toujours bon et serviable quand on ne l'irritait pas.

Eux chantaient cette chanson-là; les deux autres, à quelques pas plus loin, chantaient autre chose, une autre mélopée faite aussi de somnolence et de vague mélancolie.

On ne s'ennuyait pas et le temps passait.

Jean-François de Nantes;
Jean-François,
Jean-François !

Ils regardaient à présent, au fond de leur horizon gris, quelque chose d'imperceptible. Une petite fumée, montant des eaux comme une queue microscopique, d'un autre gris, un tout petit peu plus foncé 30 que celui du ciel. Avec leurs yeux exercés à sonder les profondeurs, ils l'avaient vite aperçue:

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Un vapeur là-bas !

- J'ai idée, dit le capitaine en regardant bien, j'ai idée que c'est un vapeur de l'État, - le croiseur qui vient faire sa ronde. . .

...

Cette vague fumée apportait aux pêcheurs des nouvelles de France. . . .

1 Paimpol is a port in Brittany, one of the centers for fitting out the fishing boats.

Il se rapprocha lentement; bientôt on vit sa coque noire, c'était bien le croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l'ouest. En même temps, une légère brise qui s'était levée, piquante à respirer, commençait à marbrer par endroits la surface des eaux mortes; elle traçait sur le luisant miroir des dessins d'un bleu vert, qui s'allon- 5 geaient en traînées, s'étendaient comme des éventails, ou se ramifiaient en forme de madrépores; cela se faisait très vite avec un bruissement, c'était comme un signe de réveil présageant la fin de cette torpeur immense. Et le ciel, débarrassé de son voile, devenait clair; les vapeurs, retombées sur l'horizon, s'y tassaient en amoncelle- 10 ments de ouates grises, formant comme des murailles molles autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre lesquelles les pêcheurs étaient celle d'en haut et celle d'en bas reprenaient leur transparence profonde, comme si on eût essuyé les buées qui les avaient ternies. Le temps changeait, mais d'une façon rapide qui n'était pas 15 bonne.

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Et, de différents points de la mer, de différents côtés de l'étendue, arrivaient des navires pêcheurs: tous ceux de France qui rôdaient dans ces parages, des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des Dunkerquois. Comme des oiseaux qui rallient à un rappel, ils se ras- 20 semblaient à la suite de ce croiseur; il en sortait même des coins vides de l'horizon, et leurs petites ailes grisâtres apparaissaient partout. Ils peuplaient tout à fait le pâle désert.

Plus de lente dérive, ils avaient tendu leurs voiles à la fraîche brise nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s'approcher.

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L'Islande, assez lointaine, était apparue aussi, avec un air de vouloir s'approcher comme eux; elle montrait de plus en plus nettement ses grandes montagnes de pierres nues,- qui n'ont jamais été éclairées que par côté, par en dessous et comme à regret. Elle se continuait même par une autre Islande de couleur semblable qui s'accentuait peu à peu; 30 - mais qui était chimérique, celle-ci, et dont les montagnes plus gigantesques n'étaient qu'une condensation de vapeurs. Et le soleil, toujours bas et traînant, incapable de monter au-dessus des choses, se voyait à travers cette illusion d'île, tellement qu'il paraissait posé devant et que c'était pour les yeux un aspect incompréhensible. Il 35 n'avait plus de halo, et son disque rond ayant repris des contours très accusés, il semblait plutôt quelque pauvre planète jaune, mourante, qui se serait arrêtée là indécise, au milieu d'un chaos. . .

...

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