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luisait comme sous un cristal. De temps à autre pourtant, dans cette sérénité éclatante et immobile, un souffle passait; et alors on voyait des quartiers dont les lignes mollissaient et tremblaient, comme si on les eût regardés à travers quelque flamme invisible.

Hélène,1 d'abord, s'intéressa aux larges étendues déroulées sous ses fenêtres, à la pente du Trocadéro et au développement des quais. Il fallait qu'elle se penchât, pour apercevoir le carré nu du Champ-deMars, fermé au fond par la barre sombre de l'École militaire. En bas, sur la vaste place et sur les trottoirs, aux deux côtés de la Seine, elle 10 distinguait les passants, une foule active de points noirs emportés dans un mouvement de fourmilière; la caisse jaune d'un omnibus jetait une étincelle; des camions et des fiacres traversaient le pont, gros comme des jouets d'enfant, avec des chevaux délicats qui ressemblaient à des pièces mécaniques; et, le long des talus gazonnés, parmi d'autres 15 promeneurs, une bonne en tablier blanc tachait l'herbe d'une clarté. Puis, Hélène leva les yeux; mais la foule s'émiettait et se perdait, les voitures elles-mêmes devenaient des grains de sable; il n'y avait plus que la carcasse gigantesque de la ville, comme vide et déserte, vivant seulement par la sourde trépidation qui l'agitait. Là, au premier plan, 20 à gauche, des toits rouges luisaient, les hautes cheminées de la Manutention 2 fumaient avec lenteur; tandis que, de l'autre côté du fleuve, entre l'Esplanade et le Champ-de-Mars, un bouquet de grands ormes faisait un coin de parc, dont on voyait nettement les branches nues, les cimes arrondies, teintées déjà de pointes vertes. Au milieu, la 25 Seine s'élargissait et régnait, encaissée dans ses berges grises, où des tonneaux déchargés, des profils de grues à vapeur, des tombereaux alignés, mettaient le décor d'un port de mer. Hélène revenait toujours à cette nappe resplendissante sur laquelle des barques passaient, pareilles à des oiseaux couleur d'encre. Invinciblement, d'un long re30 gard, elle en remontait la coulée superbe. C'était comme un galon

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d'argent qui coupait Paris en deux. Ce matin-là, l'eau roulait du soleil, l'horizon n'avait pas de lumière plus éclatante. Et le regard de la jeune femme rencontrait d'abord le pont des Invalides, puis le pont de la Concorde, puis le pont Royal; les ponts continuaient, semblaient 35 se rapprocher, se superposaient, bâtissant d'étranges viaducs à plusieurs

1 Hélène Granjean, the heroine of the novel, lives at Passy, and has an outlook over a large part of Paris.

2 Where the bread for the troops was baked.

The square in front of the Hôtel des Invalides.

étages, troués d'arches de toutes formes; pendant que le fleuve, entre ces constructions légères, montrait des bouts de sa robe bleue, de plus en plus perdus et étroits. Elle levait encore les yeux: là-bas, la coulée se séparait dans la débandade confuse des maisons; les ponts, des deux côtés de la Cité,1 devenaient des fils tendus d'une rive 5 à l'autre ; et les tours de Notre-Dame, toutes dorées, se dressaient comme les bornes de l'horizon, au delà desquelles la rivière, les constructions, les massifs d'arbres n'étaient plus que de la poussière de soleil. . . .

Hélène, d'un coup d'œil paresseusement promené, embrassait Paris 10 entier. Des vallées s'y creusaient, que l'on devinait au mouvement des toitures; la butte des Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la ligne des grands boulevards dévalait comme un ruisseau, où s'engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait même plus les tuiles. A cette heure matinale, le soleil 15 oblique n'éclairait point les façades tournées vers le Trocadéro. Aucune fenêtre ne s'allumait. Seuls, des vitrages, sur les toits, jetaient des lueurs, de vives étincelles de mica, dans le rouge cuit des poteries environnantes. Les maisons restaient grises, d'un gris chauffé de reflets; mais des coups de lumière trouaient les quartiers, de longues rues qui 20 s'enfonçaient, droites devant Hélène, coupaient l'ombre de leurs raies de soleil. A gauche seulement, les buttes Montmartre et les hauteurs du Père-Lachaise bossuaient l'immense horizon plat, arrondi sans une cassure. Les détails si nets aux premiers plans, les dentelures innombrables des cheminées, les petites hachures noires des milliers de fe- 25 nêtres, s'effaçaient, se chinaient de jaunc et de bleu, se confondaient dans un pêle-mêle de ville sans fin, dont les faubourgs hors de la vue semblaient allonger des plages de galets, noyées d'une brume violâtre, sous la grande clarté épandue et vibrante du ciel.

« Une page d'amour », Part V

1 The Ile de la Cité on which stands Notre Dame de Paris.

RENÉ-FRANÇOIS-ARMAND

SULLY-PRUDHOMME

Paris, 1839-1907, Paris

Sully-Prudhomme, the philosopher of the Parnassian School, took up law as a profession. His first volume of verse, in which, as in his other work, an unusual delicacy of sentiment and fineness of perception are expressed with the greatest precision and finish, appeared in 1865. This was followed by "Les épreuves" (1866); "Les solitudes" (1869); "Les destins" (1872); "Les vaines tendresses " (1875). He later turned more to philosophical speculations on the fundamental principles of justice (“ La justice,” 1878), and to the search for happiness, found only in altruism ("Le bonheur," 1888). He was elected to the Academy in 1881 and died at Paris in 1907.

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Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,

De l'autre côté des tombeaux

Les yeux qu'on ferme voient encore.

-«La vie intérieure >>

LE VASE BRISÉ

Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé;
Le coup dut effleurer à peine:
Aucun bruit ne l'a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute;
N'y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde;
Il est brisé, n'y touchez pas.

- «La vie intérieure >>

LE MISSEL

Dans un missel datant du roi François premier,1
Dont la rouille des ans a jauni le papier
Et dont les doigts dévots ont usé l'armoirie,

Livre mignon, vêtu d'argent sur parchemin,

1 Francis I (1494-1547) disputed with Charles V the crown of the Holy Roman Empire, and was defeated and made prisoner by Charles at Pavia in 1525.

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IO

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ΙΟ

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L'un de ces fins travaux d'ancienne orfèvrerie
Où se sentent l'audace et la peur de la main,
J'ai trouvé cette fleur flétrie.

On voit qu'elle est très vieille au vélin traversé
Par sa profonde empreinte où la sève a percé :

Il se pourrait qu'elle eût trois cents ans; mais n'importe,
Elle n'a rien perdu qu'un peu de vermillon,
Fard qu'elle eût vu tomber même avant d'être morte,
Qui ne brille qu'un jour, et que le papillon,
En passant, d'un coup d'aile emporte ;

Elle n'a pas perdu de son cœur un pistil,
Ni du frêle tissu de sa corolle un fil;

La
page ondule encore où sécha la rosée
De son dernier matin, mêlée à d'autres pleurs ;
La Mort en la cueillant l'a seulement baisée,
Et, soigneuse, n'a fait qu'éteindre ses couleurs,
Mais ne l'a pas décomposée.

Une mélancolique et subtile senteur,
Pareille au souvenir qui monte avec lenteur,
L'arome du secret dans les cassettes closes,
Révèle l'âge ancien de ce mystique herbier ;
Il semble que les jours se parfument des choses,
Et qu'un passé d'amour ait l'odeur d'un sentier
Où le vent balaya des roses.

Et peut-être, dans l'air sombre et léger du soir,
Un cœur, comme une flamme, autour du vieux fermoir,
S'efforce, en palpitant, de se frayer passage;

Et chaque soir peut-être il attend l'Angelus,

Dans l'espoir qu'une main viendra tourner la page
Et qu'il pourra savoir si rien ne reste plus
De la fleur qui fut son hommage.

Eh bien rassure-toi, chevalier qui partais
Pour combattre à Pavie et ne revins jamais;
Ou page qui, tout bas, aimant comme on adore,
Fis un aveu d'amour d'un Ave Maria:

Cette fleur qui mourut sous des yeux que j'ignore,
Depuis les trois cents ans qu'elle repose là,

Où tu l'as mise elle est encore.

« Les solitudes »

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