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ÉMILE ZOLA

Paris, 1840-1902, Paris

Zola's father was Italian by birth, an engineer by profession, stationed in the south of France, and it was there that Émile passed his youth. At the age of eighteen he went to Paris and finished his studies at the Lycée SaintLouis. He then took a position with the Hachette publishing house, spending his leisure hours writing stories, which gave little promise of future greatness. In 1871 came out the first of the series which won him fame and made him the acknowledged leader of the Naturalistic School. In the score of volumes comprised under the general title, "Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire," Zola has attempted, with claims of scientific accuracy, to expose various hereditary tendencies, the effects of surroundings, and the development of nervous disorders. The best novels of this series are "L'assommoir" (1877); "Nana" (1880); "Germinal" (1885); "L'œuvre" (1886); “La débâcle” (1892). In addition Zola wrote Lourdes" (1894); "Rome" (1896); "Paris" (1898); " Fécondité" (1899); "Travail" (1901); "Vérité" (1902), and various important critical articles. He also wrote some plays, which were not successful.

Notwithstanding his scientific claims and his extreme realism, there is present in his novels a romantic imagination which magnifies and even idealizes the most prosaic aspects of modern life.

LA GRÈVE DE GERMINAL

Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle soleil d'hiver, s'en allait, débordait de la route, au travers des champs de betteraves.

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Dès la Fourche-aux-Bœufs, Étienne en avait pris le commandement. Sans qu'on s'arrêtât, il criait les ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avançaient, quelques-unes armées de bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats 10 partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s'élargissait,

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hérissée de barres de fer, dominée par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. . . . Des têtes nues s'échevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin. Mais, tout de suite, un nouveau cri s'éleva.

Du pain! du pain! du pain!

Il était midi, la faim des six semaines de grève s'éveillait dans les ventres vides, fouettée par cette course en pleins champs. Les croûtes rares du matin, les quelques châtaignes de la Mouquette, étaient loin 10 déjà; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait à la rage contre les traîtres.

Aux fosses!1 plus de travail ! du pain ! . . . .

La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce côté, des cheminées 15 d'usine rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On passa coup sur coup près des maisons basses de deux corons,2 celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, à l'appel de la corne, à la clameur jetée par toutes les bouches, des 20 familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant à la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on était bien quinze cents. La route dévalait en pente douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le terri, avant de se répandre sur le carreau de la mine.

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A ce moment, il n'était guère plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hâter la remonte 6; et, comme la bande arrivait, la sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui débarquèrent de la cage. Ils s'enfuirent, on les poursuivit à coups de pierre. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa 30 veste. Cette chasse à l'homme sauva le matériel, on ne toucha ni aux câbles, ni aux chaudières. Déjà le flot s'éloignait, roulait sur la fosse voisine. . . .

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Sans qu'on sût d'où il partait, un nouveau mot d'ordre les lança sur une autre fosse.

A la Victoire! à la Victoire !

Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes à la Victoire? On

1 " mines."

2 Groups of houses built by the factory owners for the workmen.

3" pile of débris."
6 "getting the men up."

4 " yard."

5 "bosses." 7 I.e. of the elevator.

l'ignorait. Tous semblaient rassurés. Et, faisant volte-face, ils descendirent du côté de Beaumont, ils coupèrent à travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversèrent en renversant les clôtures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des terrains s'abais- 5 sait, élargissait la mer des pièces de betteraves, très loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes.

C'était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres. Un élan tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisés et meurtris. Toujours la queue s'allongeait, s'augmentait des 10 camarades racolés en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passé le canal au pont Magache, et qu'ils se présentèrent devant la Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois heures avaient sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au fond. Leur déception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir à coups de briques cassées 15 les ouvriers de la coupe à terre,1 qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une débandade, la fosse déserte leur appartint. Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de traître à gifler, ils s'attaquèrent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement. Des années et des années de faim les 20 torturaient d'une fringale de massacre et de destruction.

Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui remplis

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Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient; et les chargeurs n'eurent que le temps de s'éloigner. Des hommes dételèrent 25 les chevaux qui s'effarèrent et partirent, piqués aux cuisses; tandis que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards.

Levaque, à violents coup de hache, s'était jeté sur les tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils résistaient, et il eut l'idée d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout à l'autre du carreau. Bientôt, 30 la bande entière se mit à cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte,2 armé de sa barre de fer, dont il se servait comme d'un levier. Pendant ce temps, la Brûlé entraînant les femmes, envahissait la lampisterie, où les bâtons, à la volée, couvrirent le sol d'un carnage de lampes. . .

...

Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore:

1 I.e. those who, instead of digging the coal, prepared the galleries,
rail chairs."

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La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse élargies. Il était quatre heures, le soleil, qui baissait à l'horizon, allongeait sur 5 le sol glacé les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux.

On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s'épargner le détour de la Fourche-au-Bœufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les Grégoire,1 précisément, venaient d'en sortir. . . . La propriété semblait dormir, avec son avenue de tilleuls 10 déserte, son potager et son verger dénudés par l'hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenêtres closes se ternissaient de la chaude buée intérieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-être, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, où coulait l'existence des 15 propriétaires.

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Sans s'arrêter, la bande jetait des regards sombres à travers les grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de culs de bouteille. Le cri recommença :

- Du pain! du pain! du pain !

Seuls, les chiens répondirent par des abois féroces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derrière une persienne fermée, il n'y avait que les deux bonnes, Mélanie, la cuisinière, et Honorine, la femme de chambre, attirées par ce cri, suant la peur, toutes pâles de voir défiler ces sauvages. 25 Elles tombèrent à genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fenêtre voisine. C'était une farce de Jeanlin: il avait fabriqué une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux Grégoire. Déjà, il s'était remis à souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec 30 le cri affaibli :

- Du pain! du pain! du pain !

On arriva à Gaston Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenés, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passé une heure 35 plus tôt, et s'en étaient allés du côté de Saint-Thomas, égarés par des paysans, sans même avoir la précaution, dans leur hâte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d'un quart d'heure, les feux furent renversés, les chaudières vidées, les 1 The Grégoire were stockholders in the mine.

bâtiments envahis et dévastés. Mais c'était surtout la pompe qu'on menaçait. Il ne suffisait pas qu'elle s'arrêtât au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie.

-

A toi le premier coup! répétait Étienne, en mettant un marteau 5 au poing de Chaval. Allons! tu as juré avec les autres !

Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe à coups de barres de fer, à coups de brique, à coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns même brisaient 10 sur elle des bâtons. Les écrous sautaient, les pièces d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés. Un coup de pioche à toute volée fracassa le corps de fonte, et l'eau s'échappa, se vida, et il y eut un gargouillement suprême pareil à un hoquet d'agonie. C'était la fin. . . .

La bande s'était remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du côté de Crèvecœur. Alors, ils se replièrent, un ordre courut.

A Montsou! à la Direction!... Du pain! du pain! du pain! -<< Germinal », Part V, 4

PARIS VU DES HAUTEURS DE PASSY

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Paris, lentement, apparut. Pas un souffle de vent n'avait passé, ce fut comme une évocation. La dernière gaze se détacha, monta, s'évanouit dans l'air. Et la ville s'étendit sans une ombre, sous le soleil vainqueur.... Toute une vallée sans fin de constructions entassées. 25 Sur la ligne perdue des coteaux, des amas de toitures se détachaient, tandis que l'on sentait le flot des maisons rouler au loin, derrière les plis de terrain, dans des campagnes qu'on ne voyait plus. C'était la pleine mer, avec l'infini et l'inconnu de ses vagues. Paris se déployait aussi grand que le ciel. Sous cette radieuse matinée, la ville, jaune de 30 soleil, semblait un champ d'épis mûrs; et l'immense tableau avait une simplicité, deux tons seulement, le bleu pâle de l'air et le reflet doré des toits. L'ondée de ces rayons printaniers donnait aux choses une grâce d'enfance. On distinguait nettement les plus petits détails, tant la lumière était pure. Paris, avec le chaos inextricable de ses pierres, 35

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