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JOSEPH-ERNEST RENAN

Tréguier, 1823-1892, Paris

Renan was five years of age when his father died. Cared for and trained by his mother and particularly by his sister Henriette, he pursued his studies with the aim of entering the priesthood. The simplicity of his faith, however, was soon shaken, and after he lost the idea that the Bible was an inspired book he renounced all thought of taking orders, but nevertheless continued the critical study of Christianity. In 1852 he took his doctor's degree, the subject of his dissertation being "Averroès et l'averroïsme." Five years later appeared the "Histoire générale des langues sémitiques" (1857) and the “Études d'histoire religieuse" (1857), followed by an Essai sur l'origine du langage" (1859).

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In 1860 he traveled to the East on an archæological mission. After his return (1861) he was called (1862) to a chair of Hebrew in the Collège de France. When, however, it became known that he did not believe in the divinity of Christ, his course was first suspended, then suppressed, until 1870. Meanwhile he was writing his great work on the "Histoire des origines du christianisme," which comprised the "Vie de Jésus" (1863); "Les apôtres' (1866); "Saint Paul et sa mission" (1869); "L'Anté christ" (1873); * Les évangiles" (1877); “L'église chrétienne" (1879); “Marc-Aurèle et la fin du monde antique" (1881). Later (1887-1893) he brought out the "Histoire du peuple d'Israël."

Renan applied to his work a scientific method of treatment, which did not however, prevent his being a great literary artist with an unusual gift of making the past live, a result which he accomplished in a spirit entirely modern and yet permeated with the mysticism of his youth. His influence on his own and the present generation has been very great. He was elected to the Academy in 1878.

LE SINAÏ

Le massif du Sinaï, formé d'un granit sombre que le soleil, qui dore toute chose, baigne depuis des siècles sans le pénétrer, est un des phénomènes les plus singuliers de la surface du globe. C'est l'image parfaite des paysages d'un monde sans eau, tel qu'on se figure la 5 lune ou tout autre corps céleste privé d'atmosphère. Ce n'est pas qu'il ne s'amoncelle fréquemment sur les sommets d'effroyables orages. Mais l'orage, ailleurs bienfaisant, n'est ici que terrible; on dirait un phénomène inorganique, métallique en quelque sorte, un concert où

n'entrerait que le son du canon, du tambour, de la trompette et de la cloche. Des dieux sévères doivent habiter ces sommets; c'est l'Olympe, moins ses eaux et ses forêts; l'Islande ou Jean-Mayen,1 moins les neiges. De tout ce qui constitue la nature,— le soleil, les nuages, l'eau, l'arbre, la verdure, l'homme, l'animal,— il n'y a ici que la pierre, striée 5 par des filons de métal, parfois condensée en gemmes resplendissantes, toujours rebelle à la vie et l'étouffant autour d'elle. Du cuivre, des turquoises, tous les résidus d'une sorte de vitrification naturelle, voilà les produits du Sinaï. La Thora2 aussi, dit-on, en est venue, mais jamais la vie. Si l'on excepte la petite oasis du couvent de 10 Sainte-Catherine, placée en dehors des parties vues par les Hébreux, la sècheresse est absolue; dans ce monde antihumain, pas un fruit, pas un grain de blé, pas une goutte d'eau. En revanche, nulle part ailleurs, la lumière n'est aussi intense, l'air aussi transparent, la neige aussi éblouissante. Le silence de ces solitudes terrifie; un mot pro- 15 noncé à voix basse suscite des échos étranges; le voyageur est troublé du bruit de ses pas. C'est bien la montagne des Élohim, avec leurs contours invisibles, leurs décevantes transparences, leurs bizarres miroitements.

-« «Histoire du peuple d'Israël », Book I, chap. 14

PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

Le dessin général des formes de l'humanité ressemble à ces colos- 20 sales figures destinées à être vues de loin, et où chaque ligne n'est point accusée avec la netteté que présente une statue ou un tableau. Les formes y sont largement plâtrées, il y a du trop, et si l'on voulait réduire le dessin au strict nécessaire, il y aurait beaucoup à retrancher. En histoire, le trait est grossier; chaque linéament, au lieu d'être 25 représenté par un individu ou par un petit nombre d'hommes, l'est par de grandes masses, par une nation, par une philosophie, par une forme religieuse. Sur les monuments de Persépolis,5 on voit les différentes nations tributaires du roi de Perse représentées par un individu portant le costume et tenant entre ses mains les productions 30

Jan Mayen Land is an island in the Arctic Ocean, northeast of Iceland.

2 The name given by the Jews to the Pentateuch.

3 Convent of Sinai or St. Catherine, built under the reign of Justinian.

4 Plural of the Hebrew Eloah, meaning "God."

5 Ancient capital of Persia, now in ruins.

de son pays, pour en faire hommage au suzerain. Voici l'humanité : chaque nation, chaque forme, intellectuelle, religieuse, morale, laisse après elle un court résumé, qui en est comme l'extrait et la quintessence et qui se réduit souvent à un seul mot. Ce type abrégé et expressif 5 demeure pour représenter les millions d'hommes à jamais obscurs qui ont vécu et sont morts pour se grouper sous ce signe. Grèce, Perse, Inde, judaïsme, islamisme, stoïcisme, mysticisme, toutes ces formes étaient nécessaires pour que la grande figure fût complète; or, pour qu'elles fussent dignement représentées, il ne suffisait pas de quelques 10 individus, il fallait d'énormes masses. La peinture par masses est le grand procédé de la Providence. Il y a une merveilleuse grandeur et une profonde philosophie dans la manière dont les anciens Hébreux concevaient le gouvernement de Dieu, traitant les nations comme des individus, établissant entre tous les membres d'une communauté une 15 parfaite solidarité, et appliquant avec un majestueux à-peu-près sa justice distributive. Dieu ne se propose que le grand dessin général. Chaque être trouve ensuite en lui des instincts qui lui rendent son rôle aussi doux que possible. C'est une pensée d'une effroyable tristesse que le peu de traces que laissent après eux les hommes, ceux-là même 20 qui semblent jouer un rôle principal. Et quand on pense que des millions de millions d'êtres sont nés et sont morts de la sorte, sans qu'il en reste de souvenir, on éprouve le même effroi qu'en présence du néant ou de l'infini. Songez donc à ces misérables existences à peine caractérisées qui, chez les sauvages, apparaissent et disparaissent 25 comme les vagues images d'un rêve. Songez aux innombrables générations qui se sont entassées dans les cimetières de nos campagnes. Mortes, mortes à jamais ? . . . Non, elles vivent dans l'humanité; elles ont servi à bâtir la grande Babel qui monte vers le ciel, et où chaque assise est un peuple.

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Je vais dire le plus ravissant souvenir qui me reste de ma première jeunesse ; je verse presque des larmes en y songeant. Un jour, ma mère et moi, en faisant un petit voyage à travers ces sentiers pierreux des côtes de Bretagne, qui laissent à tous ceux qui les ont foulés de si doux souvenirs, nous arrivâmes à une église de hameau, 35 entourée, selon l'usage, du cimetière, et nous nous y reposâmes. Les murs de l'église en granit à peine équarri et couvert de mousses, les maisons d'alentour construites de blocs primitifs, les tombes serrées, les croix renversées et effacées, les têtes nombreuses rangées sur les étages de la maisonnette qui sert d'ossuaire, attestaient que depuis les

plus anciens jours où les saints de Bretagne avaient paru sur ces flots, on avait enterré en ce lieu. Ce jour-là, j'éprouvai le sentiment de l'immensité de l'oubli et du vaste silence où s'engloutit la vie humaine avec un effroi que je ressens encore, et qui est resté un des éléments de ma vie morale. Parmi tous ces simples qui sont là, à l'ombre de 5 ces vieux arbres, pas un, pas un seul ne vivra dans l'avenir. Pas un seul n'a inséré son action dans le grand mouvement des choses; pas un seul ne comptera dans la statistique définitive de ceux qui ont poussé à l'éternelle roue. Je servais alors le Dieu de mon enfance, et un regard élevé vers la croix de pierre, sur les marches de laquelle 10 nous étions assis, et sur le tabernacle, qu'on voyait à travers les vitraux de l'église, m'expliquait tout cela. Et puis, on voyait à peu de distance la mer, les rochers, les vagues blanchissantes, on respirait ce vent céleste qui, pénétrant jusqu'au fond du cerveau, y éveille je ne sais quelle vague sensation de largeur et de liberté. Et puis ma mère 15 était à mes côtés ; il me semblait que la plus humble vie pouvait refléter le ciel grâce au pur amour et aux affections individuelles. J'estimais heureux ceux qui reposaient en ce lieu. Depuis j'ai transporté ma tente, et je m'explique autrement cette grande nuit. Ils ne sont pas morts ces obscurs enfants du hameau; car la Bretagne vit encore, et ils ont 20 contribué à faire la Bretagne; ils n'ont pas eu de rôle dans le grand drame, mais ils ont fait partie de ce vaste chœur, sans lequel le drame serait froid et dépourvu d'acteurs sympathiques. Et quand la Bretagne ne sera plus, la France sera, et quand la France ne sera plus, l'humanité sera encore, et éternellement l'on dira: Autrefois, il y eut un 25 noble pays, sympathique à toutes les belles choses, dont la destinée fut de souffrir pour l'humanité et de combattre pour elle. Ce jour-là le plus humble paysan qui n'a eu que deux pas à faire de sa cabane au tombeau, vivra comme nous dans ce grand nom immortel; il aura fourni sa petite part à cette grande résultante. Et quand l'humanité ne 30 sera plus, Dieu sera, et l'humanité aura contribué à le faire, et dans son vaste sein se retrouvera toute vie, et alors il sera vrai à la lettre que pas un verre d'eau, pas une parole qui aura servi l'œuvre divine du progrès ne sera perdue.

Voilà la loi de l'humanité: vaste prodigalité de l'individu, dédai- 35 gneuses agglomérations d'hommes (je me figure le mouleur gâchant largement sa matière et s'inquiétant peu que les trois quarts en tombent à terre); l'immense majorité destinée à faire tapisserie au grand bal mené par la destinée, ou plutôt à figurer dans un de ces

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personnages multiples que le drame ancien appelait le chœur. Sont ils inutiles? Non; car ils ont fait figure; sans eux les lignes auraient été maigres et mesquines; ils ont servi à ce que la chose se fît d'une façon luxuriante; ce qui est plus original et plus grand. .

Personne n'est donc inutile dans l'humanité. Le sauvage, qui vit à peine la vie humaine, sert du moins comme force perdue. Or, je l'ai déjà dit, il était convenable qu'il y eût surabondance dans le dessin des formes de l'humanité. La croyance à l'immortalité n'implique pas autre chose que cette invincible confiance de l'humanité dans l'avenir. AuIo cune action ne meurt. Tel insecte qui n'a eu d'autre vocation que de grouper sous une forme vivante un certain nombre de molécules et de manger une feuille a fait une œuvre qui aura des conséquences dans la série éternelle des causes.

- «Avenir de la science XII

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