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bois n'étaient plus guère que des bosquets, les ondulations du terrain recevaient, sans discontinuer, les cultures. De minces rivières serpentaient entre des bouquets d'aunes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d'un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l'éclair passager 5 d'un ruisseau à travers les lentilles d'eau qui l'obstruent, la teinte délicate dont l'éloignement revêt quelque bois écarté, voilà les beautés de notre paysage; il paraît plat aux yeux qui se sont reposés sur la noble architecture des montagnes méridionales, ou qui se sont nourris de la verdure surabondante et de la végétation héroïque du nord; les :0 grandes lignes, les fortes couleurs y manquent; mais les contours sinueux, les nuances légères, toutes les grâces fuyantes y viennent amuser l'agile esprit qui les contemple, le toucher parfois, sans l'exalter ni l'accabler. Si vous entrez plus avant dans la vraie Champagne, ces sources de poésie s'appauvrissent et s'affinent en- 15 core. La vigne, triste plante bossue, tord ses pieds entre les cailloux. Les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s'étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. Ça et là une ligne d'arbres marque sur la campagne la traînée d'un ruisseau blanchâtre. On aime pourtant le joli soleil qui luit doucement entre les ormes, le thym qui 20 parfume les côtes sèches, les abeilles qui bourdonnent au-dessus du sarrasin en fleur: beautés légères qu'une race sobre et fine peut seule goûter. Ajoutez que le climat n'est point propre à la durcir ni à la passionner. Il n'a ni excès ni contrastes; le soleil n'est pas terrible comme au midi, ni la neige durable comme au nord. Au plus fort de 25 juin, les nuages passent en troupes, et souvent dès février, la brume enveloppe les arbres de sa gaze bleuâtre sans se coller en givre autour de leurs rameaux. On peut sortir en toute saison, vivre dehors sans trop pâtir; les impressions extrêmes ne viennent point émousser les sens ou concentrer la sensibilité; l'homme n'est point alourdi ni exalté; 30 pour sentir, il n'a pas besoin de violentes secousses et il n'est pas propre aux grandes émotions. Tout est moyen ici, tempéré, plutôt tourné vers la délicatesse que vers la force. La nature qui est clémente n'est point prodigue; elle n'empâte pas ses nourrissons d'une abondance brutale; ils mangent sobrement, et leurs aliments ne sont 35 point pesants. La terre, un peu sèche et pierreuse, ne leur donne guère que du pain et du vin; encore ce vin est-il léger, si léger que les gens du nord, pour y prendre plaisir, le chargent d'eau-de-vie. Ceux-ci n'iront pas, à leur exemple, s'emplir de viandes et de boissons

brûlantes pour inonder leurs veines par un afflux soudain de sang gros sier, pour porter dans leur cerveau la stupeur ou la violence; on les voit à la porte de leur chaumière, qui mangent debout un peu de pain et leur soupe; leur vin ne met dans leur tête que la vivacité et la belle 5 humeur. — « La Fontaine et ses fables », Part I, chap. 1

VALEUR DES LITTÉRATURES

La question posée est celle-ci: Étant donné une littérature, une philosophie, une société, un art, telle classe d'arts, quel est l'état moral qui la produit? Et quelles sont les conditions de race, de moment et de milieu les plus propres à produire cet état moral? Il y a un état 10 moral distinct pour chacune de ces formations et pour chacune de leurs branches; il y en a un, pour l'art en général, et pour chaque sorte d'art, pour l'architecture, pour la peinture, pour la sculpture, pour la musique, pour la poésie; chacune a son germe spécial dans le large champ de la psychologie humaine; chacune a sa loi, et c'est en vertu 15 de cette loi qu'on la voit se lever au hasard, à ce qu'il semble, et toute seule parmi les avortements de ses voisines, comme la peinture en Flandre et en Hollande au dix-septième siècle, comme la poésie en Angleterre au seizième siècle, comme la musique en Allemagne au dix-huitième siècle. A ce moment et dans ces pays, les conditions se 20 sont trouvées remplies pour un art, et non pour les autres, et une branche seule a bourgeonné dans la stérilité générale. Ce sont ces règles de la végétation humaine que l'histoire à présent doit chercher ; c'est cette psychologie spéciale de chaque formation spéciale qu'il faut faire; c'est le tableau complet de ces conditions propres qu'il faut au25 jourd'hui travailler à composer. Rien de plus délicat et rien de plus difficile; Montesquieu l'a entrepris, mais de son temps l'histoire était trop nouvelle pour qu'il pût réussir; on ne soupçonnait même point encore la voie qu'il fallait prendre, et c'est à peine si aujourd'hui nous commençons à l'entrevoir. De même qu'au fond l'astronomie est un 30 problème de mécanique et la physiologie un problème de chimie, de même l'histoire au fond est un problème de psychologie. Il y a un système particulier d'impressions et d'opérations intérieures qui fait l'artiste, le croyant, le musicien, le peintre, le nomade, l'homme en société; pour chacun d'eux, la filiation, l'intensité, les dépendances des 35 idées et des émotions sont différentes; chacun d'eux a son histoire

morale et sa structure propre, avec quelque disposition maîtresse et quelque trait dominateur. Pour expliquer chacun d'eux, il faudrait écrire un chapitre d'analyse intime, et c'est à peine si aujourd'hui ce travail est ébauché. Un seul homme, Stendhal,1 par une tournure d'esprit et d'éducation singulière, l'a entrepris. . . . C'est dans ses 5 écrits, chez Sainte-Beuve, chez les critiques allemands que le lecteur verra tout le parti qu'on peut tirer d'un document littéraire; quand ce document est riche et qu'on sait l'interpréter, on y trouve la psychologie d'une âme, souvent celle d'un siècle, et parfois celle d'une race. A cet égard un grand poème, un beau roman, les confessions 10 d'un homme supérieur sont plus instructifs qu'un monceau d'historiens et d'histoires; je donnerais cinquante volumes de chartes et cent volumes de pièces diplomatiques pour les mémoires de Cellini,2 pour les lettres de saint Paul, pour les propos de table de Luther3 ou les comédies d'Aristophane. En cela consiste l'importance des œuvres 15 littéraires, elles sont instructives, parce qu'elles sont belles; leur utilité croît avec leur perfection; et, si elles fournissent des documents, c'est qu'elles sont des monuments. Plus un livre rend les sentiments visibles, plus il est littéraire; car l'office propre de la littérature est de noter les sentiments. Plus un livre note des sentiments importants, 20 plus il est placé haut dans la littérature; car c'est en représentant la façon d'être de toute une nation et de tout un siècle qu'un écrivain rallie autour de lui les sympathies de tout un siècle et de toute une nation. C'est pourquoi, parmi les documents qui nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une littéra- 25 ture, et notamment une grande littérature, est incomparablement le meilleur. Elle ressemble à ces appareils admirables, d'une sensibilité extraordinaire, au moyen desquels les physiciens démêlent et mesurent les changements les plus intimes et les plus délicats d'un corps. Les constitutions, les religions n'en approchent pas; des articles de code 30 et de catéchisme ne peignent jamais l'esprit qu'en gros, et sans finesse; s'il y a des documents dans lesquels la politique et le dogme soient vivants, ce sont les discours éloquents de chaire et de tribune, les mémoires, les confessions intimes, et tout cela appartient à la

1 Stendhal (Henri Beyle), (1783-1842), author of the psychological novels," La chartreuse de Parme" and "Le rouge et le noir."

2 Benvenuto Cellini (1500-1571), an Italian sculptor, engraver, and goldsmith, whose autobiography is a well-known classic.

3 Luther's "Tischreden" contains his opinions on various subjects.

littérature; en sorte qu'outre elle-même, elle a tout le bon d'autrui. C'est donc principalement par l'étude des littératures que l'on pourra faire l'histoire morale et marcher vers la connaissance des lois psychologiques, d'où dépendent les événements.

« Histoire de la littérature anglaise », Introduction, 8

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SHAKESPEARE

Quelle âme ! quelle étendue d'action et quelle souveraineté d'une faculté unique! que de créatures diverses et quelle persistance de la même empreinte ! Les voilà toutes réunies et toutes marquées du même signe, dépourvues de volonté et de raison, gouvernées par le tempérament, l'imagination ou la passion pure, privées des facultés qui sont Io contraires à celles du poète, maîtrisées par le corps que se figurent ses yeux de peintre, douées des habitudes d'esprit et de la sensibilité morale violente qu'il trouve en lui-même. Parcourez ces groupes, et vous n'y trouverez que des formes diverses et des états divers d'une puissance unique. Ici, le troupeau des brutes, des radoteurs et des 15 commères, composés d'imagination machinale; plus loin, la compagnie des gens d'esprit agités par l'imagination gaie et folle; là-bas, le charmant essaim de jeunes femmes que soulève si haut l'imagination délicate et qu'emporte si loin l'amour abandonné; ailleurs, la bande des scélérats endurcis par des passions sans frein, animés par 20 une verve d'artiste; au centre, le lamentable cortège des grands personnages dont le cerveau exalté s'emplit de visions douloureuses ou criminelles, et qu'un destin intérieur pousse vers le meurtre, vers la folie ou vers la mort. Montez d'un étage et contemplez la scène tout entière: l'ensemble porte la même marque que les détails. Le drame 25 reproduit sans choix les laideurs, les bassesses, les horreurs, les détails crus, les mœurs déréglées et féroces, la vie réelle tout entière telle qu'elle est, quand elle se trouve affranchie des bienséances, du bon sens, de la raison et du devoir. La comédie, promenée dans une fantasmagorie de peintures, s'égare à travers le vraisemblable et l'in30 vraisemblable, sans autre lien que le caprice d'une imagination qui s'amuse, décousue et romanesque à plaisir, opéra sans musique, concert de sentiments mélancoliques et tendres qui emporte l'esprit dans le monde surnaturel et figure aux yeux, par ses sylphes ailés, le génie qui l'a formée. Regardez maintenant. Ne voyez-vous pas le poète 35 debout derrière la foule de ses créatures? Elles l'ont annoncé ; elles

ont toutes montré quelque chose de lui. Agile, impétueux, passionné, délicat, son génie est l'imagination pure, touchée plus fortement et par de plus petits objets que le nôtre. De là ce style tout florissant d'images exubérantes, chargé de métaphores excessives, dont la bizarrerie semble de l'incohérence, dont la richesse est de la surabondance, 5 œuvre d'un esprit qui, au moindre choc, produit trop et bondit trop loin. De là cette psychologie involontaire et cette pénétration terrible qui, apercevant en un instant tous les effets d'une situation et tous les détails d'un caractère, les concentre dans chaque réplique du personnage, et donne à sa figure un relief et une couleur qui font illusion. Ic De là notre émotion et notre tendresse. Nous lui disons comme Desdémone à Othello: «Je vous aime parce que vous avez beaucoup senti et beaucoup souffert.»>1

« Histoire de la littérature anglaise », Book II, chap. 4

1 Apparently Act I, scene 3, where Othello says:

She loved me for the dangers I had pass'd,

And I loved her that she did pity them.

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