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autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles, chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au 10 delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un mur15 mure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.

Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler 20 d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes, et ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.

Mais elle releva la tête pour contempler la lune, et mêlant à ses 25 paroles des fragments d'hymne, elle murmura :

«Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décrois, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches 30 des panthères. Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins! Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!

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<< Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité.

« Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde, avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine ! »

Le croissant de la lune était alors sur la montagne des EauxChaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit :

<<< Mais tu es terrible, maîtresse ! . . . C'est par toi que se produisent 5 les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis.

<< Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une 10 galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cîme des monts comme la roue d'un char.

<< O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas ? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile. Taanach,1 prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon cœur est triste! >>

L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène, plus haute qu'elle et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.

Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d'abeilles, et de plus en plus sonores ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l'Acropole.

<< Tais-toi! s'écria Salammbô.

Qu'as-tu donc, maîtresse? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à présent t'inquiète et t'agite!

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Oh! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans 30 du vin !

- C'est peut-être la fumée de tes parfums?

Non! dit Salammbô; l'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs. »

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Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la 35 contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Mel-Karth. «Mais s'il ne revient pas, disait-elle, il te faudra pourtant, puisque c'était sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens. . . .

1 Her servant.

...

2 The Pillars of Hercules.

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Pourquoi ?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers.

« Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir. . . . Oh! Je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, mon10 ter jusqu'à toi, ô Mère ! »

Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son blanc vêtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante.

- « Salammbô », III

HIPPOLYTE-ADOLPHE TAINE

Vouziers, 1828-1893, Paris

The career of Taine, philosopher, historian, and critic, was wrapped up in his work. After graduating with highest honors from the Collège Bourbon, he entered the École Normale (1848). In 1853 he took the doctor's degree, the subject of his dissertation being La Fontaine. In this work, revised and republished later under the title "La Fontaine et ses fables," and still more in the “Histoire de la littérature anglaise " (1864), Taine applied to literary criticism the determinism of scientific method, making literature a direct result of the race, the milieu, and the moment. After the events of 1870 his interests turned more particularly to history, and from 1875 to 1893 appeared the various parts, of "Les origines de la France contemporaine," namely, "L'ancien régime," "La révolution," ," "Le régime moderne."

Mention should be made also of his "Essais de critique et d'histoire" (1858); "Nouveaux essais de critique et d'histoire" (1865); "Derniers essais de critique et d'histoire" (1894); "Philosophie de l'art" (1865, 1869). In these works whatever may be the weakness of his system, Taine shows himself to be one of the best descriptive writers of France. No one, with the possible exception of Renan, exerted a greater influence than Taine on the generation of French authors after 1860. He was elected to the Academy in 1878 and died in 1893.

LA CHAMPAGNE ET LA FONTAINE 1

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Me voici à l'aise, libre de rechercher toutes les causes qui ont pu former mon personnage 2 et sa poésie; libre de voyager et de conter mon voyage. J'en ai fait un l'an dernier par la mer et le Rhin, pour revenir par la Champagne. Partout, dans ce circuit, éclate la grandeur ou la force. Au nord, l'Océan bat les falaises blanchâtres ou noie les terres plates; les coups de ce bélier monotone qui heurte obstinément la grève, l'entassement de ces eaux stériles qui assiègent l'embouchure des fleuves, la joie des vagues indomptées qui s'entrechoquent follement sur la plaine sans limites, font descendre au fond du cœur des émotions tragiques; la mer est un hôte disproportionné 10

1 Applying the evolutionary principle that man is the result of race, milien, and moment, Taine is here describing la Champagne in order to explain La Fontaine. 2 I.e. La Fontaine.

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et sauvage dont le voisinage laisse toujours dans l'homme un fond d'inquiétude et d'accablement. En avançant vers l'est, vous rencontrez la grasse Flandre, antique nourrice de la vie corporelle, ses plaines immenses toutes regorgeantes d'une abondance grossière, ses prairies peuplées de troupeaux couchés qui ruminent, ses larges fleuves qui tournoient paisiblement à pleins bords sous les bateaux chargés, ses nuages noirâtres tachés de blancheurs éclatantes qui abattent incessamment leurs averses sur la verdure, son ciel changeant, plein de violents contrastes, et qui répand une beauté poétique sur sa lourde 10 fécondité. - Au sortir de ce grand potager, le Rhin apparaît, et l'on ✰ remonte vers la France. Le magnifique fleuve déploie le cortège de ses eaux bleues entre deux rangées de montagnes aussi nobles que lui; leurs cimes s'allongent par étages jusqu'au bout de l'horizon dont la ceinture lumineuse les accueille et les relie; le soleil pose une splen15 deur sereine sur leurs vieux flancs tailladés, sur leur dôme de forêts toujours vivantes; le soir, ces grandes images flottent dans des ondulations d'or et de pourpre, et le fleuve couché dans la brume ressemble à un roi heureux et pacifique qui, avant de s'endormir, rassemble autour de lui les plis dorés de son manteau. Des deux côtés les 20 versants qui le nourrissent se redressent avec un aspect énergique ou austère; les pins couvrent les sommets de leurs draperies silencieuses, et descendent par bandes jusqu'au fond des gorges; le puissant élan qui les dresse, leur roide attitude donne l'idée d'une phalange de jeunes héros barbares, immobiles et debout dans leur solitude que la culture 25 n'a jamais violée. Ils disparaissent avec les roches rouges des Vosges. * Vous quittez le pays à demi allemand qui n'est à nous que depuis un siècle. Un air nouveau moins froid vous souffle aux joues; le ciel change et le sol aussi. Vous êtes entré dans la véritable France, celle qui a conquis et façonné le reste. Il semble que de tous côtés les 30 sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c'est que le Français.

Je revenais par ce chemin au commencement de l'automne, et je me rappelle combien le changement de paysage me frappa. Plus de grandeur ni de puissance; l'air sauvage ou triste s'efface; la monotonie 35 et la poésie s'en vont; la variété et la gaieté commencent. Point trop de plaines ni de montagnes; point trop de soleil ni d'humidité. Nul excès et nulle énergie. Tout y semblait maniable et civilisé; tout y était sur un petit modèle, en proportions commodes, avec un air de finesse et d'agrément. Les montagnes étaient devenues collines, les

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