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je vous ai laissé mettre ma maison sur un ton que je ne peux pas soutenir à moi seul; et, puisqu'il est bien convenu que nous n'avons à nous deux que ma fortune, il me paraît juste, raisonnable et nécessaire de supprimer de mon train ce qu'il me faut rabattre de mes espérances. J'ai donc songé à quelques réformes que vous approuverez 5 sans doute.

Gaston. Allez, Sully!1 allez, Turgot!... coupez, taillez, j'y consens! Vous me trouvez en belle humeur, profitez-en!

Poirier. Je suis ravi de votre condescendance. J'ai donc décidé, arrêté, ordonné . . . .

Gaston. Permettez, beau-père: si vous avez décidé, arrêté, ordonné, il me paraît superflu que vous me consultiez.

ΙΟ

Poirier. Aussi ne vous consulté-je pas; je vous mets au courant, voilà tout.

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Gaston. Ah! vous ne me consultez pas ?

Poirier. Cela vous étonne?

...

Gaston. Un peu; mais, je vous l'ai dit, je suis en belle humeur. Poirier. Ma première réforme, mon cher garçon . . . Gaston. Vous voulez dire mon cher Gaston, je pense? La langue vous a fourché.

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Poirier. Cher Gaston, cher garçon . . . c'est tout un. De beaupère à gendre, la familiarité est permise.

...

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Gaston. Et, de votre part, monsieur Poirier, elle me flatte et m'honore. Vous disiez donc que votre première réforme . ? Poirier (se levant). C'est, monsieur, que vous me fassiez le plaisir 25 de ne plus me gouailler. Je suis las de vous servir de plastron. Gaston. Là, là, monsieur Poirier, ne vous fâchez pas !

Poirier. Je sais très bien que vous me tenez pour un très petit personnage et pour un très petit esprit; mais . . .

Gaston. Où prenez-vous cela?

Poirier. Mais vous saurez qu'il y a plus de cervelle dans ma pantoufle que sous votre chapeau.

Gaston. Ah! fi voilà qui est trivial. . . . Vous parlez comme un homme du commun.

Poirier. Je ne suis pas un marquis, moi!

Gaston. Ne le dites pas si haut, on finirait par le croire.

1 Sully (1560-1641), minister of finance under Henry IV, and Turgot (1727-1781), minister of finance under Louis XVI, were both noted for the reforms they instituted and the economy they exercised.

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Poirier. Qu'on le croie ou non, c'est le cadet de mes soucis. Je n'ai aucune prétention à la gentilhommerie, Dieu merci! je n'en fais pas assez de cas pour cela.

Gaston. Vous n'en faites pas de cas?

Poirier. Non, monsieur, non! Je suis un vieux libéral, tel que vous me voyez; je juge les hommes sur leur mérite, et non sur leurs titres ; je me ris des hasards de la naissance; la noblesse ne m'éblouit pas, et je m'en moque comme de l'an quarante : je suis bien aise de vous l'apprendre.

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ΙΟ Gaston. Me trouveriez-vous du mérite, par hasard ?

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Poirier. Non, monsieur, je ne vous en trouve pas.

Gaston. Non? Alors, pourquoi m'avez-vous donné votre filie?
Poirier (interdit). Pourquoi je vous ai donné . . . ?

Gaston. Vous aviez donc une arrière-pensée ?

Poirier. Une arrière-pensée ?

Gaston. Permettez ! Votre fille ne m'aimait pas quand vous m'avez attiré chez vous; ce n'étaient pas mes dettes qui m'avaient valu l'honneur de votre choix; puisque ce n'est pas non plus mon titre, je suis bien obligé de croire que vous aviez une arrière-pensée.

Poirier (se rasseyant). Quand même, monsieur ! . . . quand j'aurais tâché de concilier mes intérêts avec le bonheur de mon enfant, quel mal y verriez-vous? qui me reprochera, à moi qui donne un million de ma poche, qui me reprochera de choisir un gendre en état de me dédommager de mon sacrifice, quand d'ailleurs il est aimé de ma fille ? 25 J'ai pensé à elle d'abord, c'était mon devoir; à moi, ensuite, c'était mon droit.

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Gaston. Je ne conteste pas, monsieur Poirier. Vous n'avez eu qu'un tort, c'est de manquer de confiance en moi.

Poirier. C'est que vous n'êtes pas encourageant.

Gaston. Me gardez-vous rancune de quelques plaisanteries? Je ne suis peut-être pas le plus respectueux des gendres, et je m'en accuse; mais, dans les choses sérieuses, je suis sérieux. Il est très juste que vous cherchiez en moi l'appui que j'ai trouvé en vous.

Poirier (à part). Comprendrait-il la situation?

Gaston. Voyons, cher beau-père, à quoi puis-je vous être bon ? si tant est que je puisse être bon à quelque chose.

1 This expression is variously explained. It is said that, when the revolutionists initiated a republican era in 1792, the royalists ridiculed the new calendar, saying that it would not see the year 40.

Poirier. Eh bien, j'avais rêvé que vous iriez aux Tuileries.1
Gaston. Encore! c'est donc votre marotte de danser à la cour?
Poirier. Il ne s'agit pas de danser. Faites-moi l'honneur de me prê-
ter des idées moins frivoles. Je ne suis ni vain, ni futile.

Gaston. Qu'êtes-vous donc, ventre-saint-gris! expliquez-vous.
Poirier (piteusement). Je suis ambitieux !

Gaston. On dirait que vous en rougissez; pourquoi donc ? Avec l'expérience que vous avez acquise dans les affaires, vous pouvez prétendre à tout. Le commerce est la véritable école des hommes d'État. Poirier. C'est ce que Verdelet me disait ce matin.

Gaston. C'est là qu'on puise cette hauteur de vues, cette élévation de sentiments, ce détachement des petits intérêts qui font les Richelieu et les Colbert.3

Poirier. Oh! je ne prétends pas . .

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Gaston. Mais qu'est-ce qui pourrait donc bien lui convenir, à ce bon 15 monsieur Poirier ? Une préfecture? fi donc ! Le conseil d'État ? non! Un poste diplomatique? justement l'ambassade de Constantinople est

vacante . . .

Poirier. J'ai des goûts sédentaires: je n'entends pas le turc.

Gaston. Attendez! (Lui frappant sur l'épaule.) Je crois que la pairie 20 vous irait comme un gant.

Poirier. Oh! croyez-vous?

Gaston. Mais, voilà le diable! vous ne faites partie d'aucune catégorie . . . vous n'êtes pas encore de l'Institut.1. . .

Poirier. Soyez donc tranquille! je payerai, quand il le faudra, trois 25 mille francs de contributions directes. J'ai à la banque trois millions qui n'attendent qu'un mot de vous pour s'abattre sur de bonnes terres. Gaston. Ah! Machiavel! Sixte-Quint! vous les roulerez tous ! Poirier. Je crois que oui.

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Gaston. Mais j'aime à penser que votre ambition ne s'arrête pas en 30 si bon chemin? Il vous faut un titre.

1 After the Empire the Tuileries became the seat of the executive power and the residence of the French sovereigns.

2 Poirier's friend and former partner, whom he is constantly quoting.

3 Colbert (1619-1683) was a minister under Louis XIV.

4 The Institute is composed of five academies of which the French Academy is one.

5 Machiavelli (1469–1527) was an able Italian politician and historian of unscrupulous shrewdness.

6 Sixtus V (1521-1590) is said to have feigned that he was decrepit and would soon die, in order that the Conclave, at a loss for a choice, might elect him to the papal chair. After his election he showed remarkable vigor.

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Poirier. Oh! je ne tiens pas à ces hochets de la vanité; je suis, comme je vous le disais, un vieux libéral.

Gaston. Raison de plus. Un libéral n'est tenu de mépriser que l'ancienne noblesse; mais la nouvelle, celle qui n'a pas d'aïeux. . . 5 Poirier. Celle qu'on ne doit qu'à soi-même !

Gaston. Vous serez comte.

Poirier. Non. Il faut être raisonnable. Baron, seulement.

Gaston. Le baron Poirier!... cela sonne bien à l'oreille.

Poirier. Oui, le baron Poirier !

Gaston (le regardant et partant d'un éclat de rire). Je vous demande pardon; mais là, vrai! c'est trop drôle ! Baron! monsieur Poirier!... baron de Catillard! 1

Poirier (à part). Je suis joué!...

- « Le gendre de monsieur Poirier », Act III, scene 2

1 The name of a coarse winter pear, good only when cooked.

CHARLES-MARIE-RENÉ LECONTE

DE LISLE

Saint Paul, île de Réunion, 1818-1894, Louveciennes

After completing his education, the first part of which had been carried on somewhat according to the theories of Rousseau, Leconte de Lisle traveled in the East in order to fit himself for the commercial career his father had planned for him. He soon felt that his interests were not in business, and, on his return to France, he settled at Rennes, looking to journalism as a profession. In 1846 he went to Paris. Being an ardent republican, he entered with enthusiasm into the revolution of 1848. But he was soon disillusioned in regard to politics, and after the "coup d'état" of 1851 he gave himself up to literature. His first volume of verse appeared in 1852, "Poèmes antiques," followed by "Poèmes et poésies" (1854); Poèmes barbares" (1862); "Poèmes tragiques" (1884); and the "Derniers poèmes " (1895), published after the death of the author. In addition to the above he made a number of translations, principally from the Greek, and in 1873 had a tragedy, "Les Erinnyes,” staged at the Odéon. During the early part of his career he lived in poverty. In 1870, however, the Empire granted him a pension of three hundred francs a month, and two years later the Republic made him assistant librarian to the Senate. In 1886 he was elected to the Academy to replace Victor Hugo.

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Leconte de Lisle believed in art for art's sake. He condemned the subjective, personal point of view of the Romanticists, although he himself retains something of Romanticism and often in his poems expresses his own pessimism. He had an unusual love for perfection, and in his descriptions, principally of animals or exotic landscapes, he combines with the greatest art an almost scientific precision. The school of younger poets, known as the "Parnassiens," grouped themselves around him and recognized him as their leader.

HÉRAKLÈS AU TAUREAU

Le soleil déclinait vers l'écume des flots,
Et les grasses brebis revenaient aux enclos;
Et les vaches suivaient, semblables aux nuées

Qui roulent sans relâche, à la file entraînées,

Lorsque le vent d'automne, au travers du ciel noir,

Les chasse à grands coups d'ailes, et qu'elles vont pleuvoir.
Derrière les brebis, toutes lourdes de laine,

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