Page images
PDF
EPUB

5

Cependant la fatigue l'avait emporté, et, quand on battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous mîmes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement, et, au bout de vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

ΤΟ Une batterie d'artillerie vint s'établir à notre droite, une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en avant de nous. Elles commencèrent un feu très vif sur l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.

Notre régiment était presque à couvert du feu des Russes par un 15 pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers), passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

Aussitôt que l'ordre de marcher en avant nous eut été donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui m'obligea à passer deux 20 ou trois fois la main sur ma jeune moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible. Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginât que j'avais peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre me disait que je courais un 25 danger réel, puisque enfin j'étais sous le feu d'une batterie. J'étais enchanté d'être si à mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de B——, rue de Provence.

Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa la parole: 30 « Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre début. »

Je souris d'un air tout à fait martial en brossant la manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.

Il paraît que les Russes s'aperçurent du mauvais succès de leurs 35 boulets; car ils les remplacèrent par des obus qui pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon shako et tua un homme auprès de moi.

- Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon shako, vous en voilà quitte pour la journée.

Je connaissais cette superstition militaire qui croit que l'axiome non bis in idem trouve son application aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon shako.

- C'est faire saluer les gens sans cérémonie, dis-je aussi gaiement que je pus.

Cette mauvaise plaisanterie, vu la circonstance, parut excellente.

5

– Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n'aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque balle morte, et, ajouta-t-il d'un ton plus 10 bas et presque honteux, leurs noms commençaient toujours par un P.

Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi; bien des gens auraient été aussi bien que moi frappés de ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne, et que je devais toujours paraître froide- 15 ment intrépide.

Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua sensiblement ; alors nous sortîmes de notre couvert pour marcher sur la redoute.

Notre régiment était composé de trois bataillons. Le deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la gorge; les deux autres 20 devaient donner l'assaut. J'étais dans le troisième bataillon.

En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques 25 plaisanteries de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit.

- A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une chose si terrible.

Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs: tout à 30 coup les Russes poussèrent trois hourras, trois hourras distincts, puis demeurèrent silencieux et sans tirer.

- Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne nous présage rien de bon.

Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et je ne pus 35 m'empêcher de faire intérieurement la comparaison de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant de l'ennemi.

Nous parvinmes rapidement au pied de la redoute, les palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par nos boulets. Les soldats

s'élancèrent sur ces ruines nouvelles avec des cris de Vive l'empereur! plus forts qu'on ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié.

Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et restait suspendue 5 comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je crois voir encore chaque soldat, l'œil gauche attaché sur nous, le droit caché par son fusil élevé. Dans une embrasure, à 10 quelques pieds de nous, un homme tenant une lance à feu était auprès d'un canon.

15

Je frissonnai et je crus que ma dernière heure était venue.

Voilà la danse qui va commencer, s'écria mon capitaine. Bonsoir !

Ce furent les dernières paroles que je l'entendis prononcer.

Un roulement de tambours retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux, et j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute était de nouveau enve20 loppée de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon capitaine était étendu à mes pieds: sa tête avait été broyée par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que six hommes et moi.

A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel, mettant 25 son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet en criant: Vive l'empereur! il fut suivi aussitôt de tous les survivants. Je n'ai presque plus de souvenir net de ce qui suivit. Nous entrâmes dans la redoute, je ne sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une fumée si épaisse que l'on ne pouvait se voir. Je crois que je 30 frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin j'entendis crier : Victoire et la fumée diminuant, j'aperçus du sang et des morts sous lesquels disparaissait la terre de la redoute. Les canons surtout étaient enterrés sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre, les uns char35 geant leurs fusils, les autres essuyant leurs baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.

Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient autour de lui; je m'approchai.

Où est le plus ancien capitaine? demandait-il à un sergent. Le sergent haussa les épaules d'une manière très expressive.

[ocr errors]

Et le plus ancien lieutenant?

Voici monsieur qui est arrivé d'hier, dit le sergent d'un ton tout à fait calme.

Le colonel sourit amèrement.

— Allons, monsieur, me dit-il, vous commandez en chef; faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces chariots, car l'ennemi est en force; mais le général C—— va vous faire soutenir. - Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé ?

[ocr errors][merged small][merged small]
[merged small][ocr errors]

HONORÉ DE BALZAC

Tours, 1799-1850, Paris

Honoré de Balzac gave up the study of law for literature, in which, however, for some years he met with little success. But the "Chouans" in 1829, the "Peau de chagrin" in 1831, "Louis Lambert" in 1832, and “Eugénie Grandet" in 1833, established his reputation, and from then until his death there appeared under his name a constant succession of uneven but remarkable novels, which have given him the first place among French novelists. In 1842 the idea came to him to classify the various stories which he had written, and was to write, into eight divisions according to the phase of life treated, namely," Scènes de la vie privée," ," "Scènes de la vie de province," "Scènes de la vie parisienne," "Scènes de la vie politique," "Scènes de la vie militaire," " Scènes de la vie de campagne," "Études philosophiques," "" Études analytiques." The general collection he called the "Comédie humaine."

Balzac was an indefatigable writer, occasionally working his stories over several times before they finally appeared. Into plots which oftentimes show traces of Romanticism he wove numberless details, making his characters part of their surroundings and laying the foundation for the development of realism. His life was a constant struggle to pay off by his writings the immense losses he incurred by repeated wild business ventures. He died in 1850, only a few months after his marriage to Mme. de Hanska, a wealthy Polish lady. Among his best novels are er Eugénie Grandet” (1833); “Le père Goriot” (1835); "César Birotteau" (1837); "Le cousin Pons" (1846); "La cousine Bette" (1847); etc.

etc./

LA MAISON DU CHAT QUI PELOTE

1830

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du PetitLion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l'ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d'hié5 roglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinés dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ? Évidemment, au passage de la plus légère voiture, chacune de ces solives s'agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté 10 d'un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien,

[ocr errors]
« PreviousContinue »