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C'était le jeune, l'héroïque, le sublime Hoche,1 qui devait vivre si peu, celui que personne ne put voir sans l'adorer. — C'était la pureté même, cette noble figure virginale et guerrière, Marceau 2 pleuré de l'ennemi. - C'était l'ouragan des batailles, le colérique Kléber, qui, sous cet aspect terrible, eut le cœur humain et bon, qui, dans ses notes secrètes, 5 plaint la nuit les campagnes vendéennes qu'il lui faut ravager le jour. — C'était l'homme de sacrifice, qui voulut toujours le devoir, et la gloire pour lui jamais, qui la donna souvent aux autres, et même aux dépens de sa vie, un juste, un héros, un saint, l'irréprochable Desaix.* Et puis après ces héros, arrivent les ambitieux, les avides, les poli- 10 tiques, les redoutés capitaines, qui plus tard ont cherché fortune avec ou contre César. L'épée la plus acérée, l'âpre Piémontais, Masséna, avec son profil de loup. Des rois, ou gens propres à l'être, des Bernadotte et des Soult. Le grand sabre de Murat'. . . . Tels furent les officiers, les maîtres et les instructeurs des légions de 1792.

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Grands maîtres, qui enseignaient d'exemple. Il ne faudrait pas croire néanmoins que ces rudes et vaillants soldats, comme beaucoup de ceux-ci, les Augereau,10 les Lefebvre,11 représentassent l'esprit, le grand souffle du moment sacré. Ah! ce qui le rendait sublime, c'est qu'à proprement parler ce moment n'était pas militaire. Il fut 20 héroïque. Par-dessus l'élan de la guerre, sa fureur et sa violence, planait toujours la grande pensée, vraiment sainte, de la Révolution, l'affranchissement du monde.

En récompense, il fut donné à la grande âme de la France, en ce moment désintéressé et sacré, de trouver un chant,12. un chant qui, 25

1 Hoche (1768-1797), a French general who served with distinction in Alsace in 1793, and in the Vendée in 1795-1796.

2 Marceau (1769–1796) served in the Vendée in 1793 and captured Coblenz in 1794. He was conspicuous for his humane treatment of the conquered.

8 Kléber (1753-1800) distinguished himself in the Vendée (1793) and in Egypt, where he was assassinated.

4 Desaix (1768-1800), a French general who served with distinction in Egypt and at Marengo, where he was killed. 5 I.e. Napoleon.

6 Masséna (1756–1817), a distinguished marshal of France.

7 Bernadotte (1764-1844), marshal of France. He became king of Sweden in 1818, under the name of Charles XIV.

8 Soult (1769-1851), marshal of France. He distinguished himself at Austerlitz and in Spain.

9 Murat (1771-1815), brother-in-law of Napoleon; king of Naples from 1808 to 18:4 10 Augereau (1756-1816), a marshal of France.

11 Lefebvre (1755-1820), a marshal of France.

12 The "Marseillaise," the national hymn of France, composed in 1792 by Rouget de Lisle (1760-1836).

répété de proche en proche, a gagné toute la terre. Cela est divin et rare d'ajouter un chant éternel à la voix des nations.

Il fut trouvé à Strasbourg, à deux pas de l'ennemi. Le nom que lui donna l'auteur est le Chant de l'armée du Rhin. Trouvé en mars 5 ou avril, au premier moment de la guerre, il ne lui fallut pas deux mois pour pénétrer toute la France. Il alla frapper au fond du Midi, comme un violent écho, et Marseille répondit au Rhin. Sublime destinée de ce chant! Il est chanté des Marseillais à l'assaut des Tuileries,1 il brise le trône au 10 août. On l'appelle La Marseillaise. Il est 10 chanté à Valmy, affermit nos lignes flottantes, effraye l'aigle noir de Prusse. Et c'est encore avec ce chant que nos jeunes soldats novices gravirent le coteau de Jemmapes, franchirent les redoutes autrichiennes, frappèrent les vieilles bandes hongroises, endurcies aux guerres des Turcs. Le fer ni le feu n'y pouvaient; il fallut, pour 15 briser leur courage, le chant de la liberté.

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De toutes nos provinces, nous l'avons dit, celle qui ressentit peutêtre le plus vivement le bonheur de la délivrance, en 1789, ce fut celle où étaient les derniers serfs, la triste Franche-Comté. Un jeune noble franc-comtois, né à Lons-le-Saulnier, Rouget de l'Isle, trouva le chant 20 de la France. Rouget de l'Isle était officier de génie à vingt ans. Il était alors à Strasbourg, plongé dans l'atmosphère brûlante des bataillons de volontaires qui s'y rendaient de tous côtés. Il faut voir cette ville, en ces moments, son bouillonnant foyer de guerre, de jeunesse, de joie, de plaisir, de banquets, de bals, de revues, au pied de 25 la flèche sublime qui se mire au noble Rhin; les instruments militaires, les chants d'amour ou d'adieux, les amis qui se retrouvent, se quittent, s'embrassent aux places publiques. Les femmes prient aux églises, les cloches pleurent, et le canon tonne, comme une voix solennelle de la France à l'Allemagne.

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Ce ne fut pas, comme on l'a dit, dans un repas de famille, que fut trouvé le chant sacré. Ce fut dans une foule émue. Les volontaires partaient le lendemain. Le maire de Strasbourg, Dietrich,* les invita à un banquet où les officiers de la garnison vinrent fraterniser avec

1 The Tuileries, the residence of Louis XVI, defended by the Swiss guards, was stormed by the people on August 10, 1792. After this date the king's executive power was suspended.

2 Dumouriez and Kellermann defeated the Prussians at Valmy, September 20, 1792. 3 The French under Dumouriez won a victory here over the Austrians, November 6 1792.

4 A mineralogist, born at Strassburg 1748, elected mayor 1790, decapitated 1793.

eux et leur serrer la main. Les demoiselles Dietrich, nombre de jeunes demoiselles, nobles et douces filles d'Alsace, ornaient ce repas d'adieu de leurs grâces et de leurs larmes. Tout le monde était ému; on voyait devant soi commencer la longue carrière de la guerre de la liberté, qui, trente ans durant, a noyé de sang l'Europe. Ceux qui 5 siégeaient aux repas n'en voyaient pas tant sans doute. Ils ignoraient que, dans peu, ils auraient tous disparu, l'aimable Dietrich entre autres qui les recevait si bien, et que toutes ces filles charmantes dans un an seraient en deuil. Plus d'un, dans la joie du banquet, rêvait, sous l'impression de vagues pressentiments, comme quand on est assis, 10 au moment de s'embarquer, au bord de la grande mer. Mais les cœurs étaient bien haut, pleins d'élan et de sacrifice, et tous acceptaient l'orage. Cet élan commun qui soulevait toute poitrine d'un égal mouvement aurait eu besoin d'un rythme, d'un chant qui soulageât les cœurs. Le chant de la Révolution, colérique en 1792, le Ça ira1 n’al- 15 lait plus à la douce et fraternelle émotion qui animait les convives. L'un d'eux la traduisit : Allons!

Et ce mot dit, tout fut trouvé. Rouget de l'Isle, c'était lui, se précipita de la salle, et il écrivit tout, musique et paroles. Il rentra en chantant la strophe: Allons, enfants de la patrie! Ce fut comme 20 un éclair du ciel. Tout le monde fut saisi, ravi, tous reconnurent ce chant, entendu pour la première fois. Tous le savaient, tous le chantèrent, tout Strasbourg, toute la France. Le monde, tant qu'il y aura un monde, le chantera à jamais.

Si ce n'était qu'un chant de guerre, il n'aurait pas été adopté des 25 nations. C'est un chant de fraternité; ce sont des bataillons de frères qui, pour la sainte défense du foyer, de la patrie, vont ensemble d'un même cœur. C'est un chant, qui, dans la guerre, conserve un esprit de paix. Qui ne connaît la strophe sainte: Épargnez ces tristes vic

times!

Telle était bien alors l'âme de la France, émue de l'imminent combat, violente contre l'obstacle, mais toute magnanime encore, d'une jeune et naïve grandeur; dans l'accès de la colère même, au-dessus de la colère. «Histoire de la révolution française », Book VI, chap. 9

1 "Ça ira," like the "Carmagnole," was a popular song of the Revolution, particularly during the "Terror," when the following Terrorist lines were added:

"Ah! ça ira, ça ira, ça ira,

Les aristocrates à la lanterne."

I.e. they would hang the aristocrats to the street-lamp brackets.

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PROSPER MÉRIMÉE

Paris, 1803-1870, Cannes

Mérimée first took up the study of law. After the revolution of 1830 he held various official posts, under secretary, inspector of historical monuments, and, under the second empire, senator. He was received into the Academy in 1844. In the meantime, at first under the inspiration of the Romantic School, he published in 1825 the "Théâtre de Clara Gazul," and two years later "La Guzla," pretended translations. In 1829 appeared the "Chronique du règne de Charles IX," and in this same year and the years following came out the stories which show at the same time the foreign interests, the local color, the fantastic imagination of the Romanticists, and the dispassionate objective point of view, in a word the perfect artistic finish and form, of a classic. His best stories are Tamango," ," "Mateo Falcone," "L'enlèvement de la redoute," "Carmen," and "Colomba" (1840), his masterpiece. His historical writings belong to the latter half of his life: "Don Pèdre de Castille" (1848); "Les faux Démétrius" (1852); "Les mélanges historiques et littéraires " (1855). After his death came out "Lettres à une inconnue” (1873); "Lettres à une autre inconnue” (1875); “Lettres à Panizzi” (1881); “Correspondance inédite" (1896).

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L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE1

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir. Le voici :

-Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez brusquement; mais, après avoir lu la lettre de recommandation du général B———, il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

B.

Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant Io même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes

1 In this tale Mérimée apparently has in mind the redoubt of Schwardino, Russia, which was carried on September 7, 1812, by the cavalry under Murat, and the infantry under General Compans.

et sa croix sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque gigantesque. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.1

En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau,2 il fit la 5 grimace et dit :

- Mon lieutenant est mort hier. . . .

Je compris qu'il voulait dire : « C'est vous qui devez le remplacer, et vous n'en êtes pas capable. » Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

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La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais, ce soir-là, elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan 15 au moment de l'éruption.

Un vieux soldat, auprès duquel je me trouvais, remarqua la couleur de la lune.

Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coûtera bon pour l'avoir, cette fameuse redoute!

J'ai toujours été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout, m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village de Cheverino.

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Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait assez 25 rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour. Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient cette plaine. 30 Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital, traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais, comme une espèce de cuirasse, le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine. La fatigue m'accablait, je 35 m'assoupissais à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force et me réveillait en sursaut.

1 Scene of a famous victory by Napoleon, October 14, 1806.

2 A military school, transferred to St. Cyr in 1808.

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