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C'est bien! dit Joset. Ce que j'ai songé, ce que j'ai vu en flûtant, tu l'as vu aussi ! Merci, Brulette! Par toi, je sais que je ne suis point fou et qu'il y a une vérité dans ce qu'on entend comme dans ce qu'on voit. Oui, oui! fit-il encore en se promenant dans la chambre à grandes enjambées et en élevant sa flûte au-dessus de sa tête; ça 5 parle, ce méchant bout de roseau; ça dit ce qu'on pense; ça montre comme avec les yeux; ça raconte comme avec les mots; ça aime comme avec le cœur; ça vit, ça existe! Et à présent, Joset le fou, Joset l'innocent, Joset l'ébervigé,1 tu peux bien retomber dans ton imbécillité; tu es aussi fort, aussi savant, aussi heureux qu'un autre ! 10 Disant cela, il s'assit, sans plus faire attention à aucune chose autour de lui. - « Les maîtres sonneurs >>

LE PUY EN VELAY 2

Rien, mon ami, ne peut te donner l'idée de la beauté pittoresque de ce bassin du Puy, et je ne connais point de site dont le caractère soit plus difficile à décrire. Ce n'est pas la Suisse, c'est moins terrible; ce 15 n'est pas l'Italie, c'est plus beau; c'est la France centrale avec tous ses vésuves éteints et revêtus d'une splendide végétation; ce n'est pourtant ni l'Auvergne ni le Limousin que tu connais. Ici point de riche Limagne, arène vaste et tranquille de moissons et de prairies abritées au loin par un horizon de montagnes soudées ensemble; 20 point de plateaux fertiles fermés de fossés naturels. Non, tout est cime et ravin, et la culture ne peut s'emparer que de profondeurs resserrées et de versants rapides. Elle s'en empare, elle se glisse partout, jetant ses frais tapis de verdure, de céréales, de légumineuses ǎvides de la cendre fertilisée des volcans, jusque dans les interstices des 25 coulées de lave qui la rayent dans tous les sens. A chaque détour anguleux de ces coulées, on entre dans un désordre nouveau qui semble aussi infranchissable que celui que l'on quitte; mais quand des bords élevés de cette enceinte tourmentée on peut l'embrasser d'un coup d'œil, on y retrouve les vastes proportions et les suaves harmö- 30 nies qui font qu'un tableau est admirable, et que l'imagination n'y peut rien ajouter.

1 " "light-headed."

2 Le Puy is a picturesque town of twenty thousand inhabitants in the Haute-Loire.

L'horizon est grandiose. Ce sont d'abord les Cévennes. Dans un lointain brumeux, on distingue le Mézenc avec ses longues pentes et ses brusques coupures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier des Joncs, cône volcanique qui rappelle le Soracte, mais qui, partant d'une 5 base plus imposante, fait un plus grand effet. D'autres montagnes de formes variées, les unes imitant dans leurs formes hémisphériques les ballons vosgiens,1 les autres plantées en murailles droites, çà et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un espace de ciel aussi vaste que celui de la campagne de Rome, mais profondément creusé en Io coupe, comme si tous les volcans qui ont labouré cette région eussent été contenus dans un cratère commun d'une dimension fabuleuse.

Au-dessous de cette magnifique ceinture, les détails du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse netteté. On distingue une seconde, une troisième, et par endroits une quatrième enceinte de 15 montagnes également variées de formes, s'abaissant par degrés vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent ce que l'on peut appeler la plaine; mais cette plaine n'est qu'une apparence relative; il n'est pas un point du sol qui n'ait été soulevé, tordu ou crevassé par les convulsions géologiques. Des accidents énormes ont jailli du sein de 20 cette vallée, et, dénudés par l'action des eaux, ils forment aujourd'hui ces dykes monstrueux qu'on trouve déjà en Auvergne, mais qui se présentent ici avec d'autres formes et dans de plus vastes proportions. Ce sont des blocs d'un noir rougeâtre qu'on dirait encore brûlants, et qui, au coucher du soleil, prennent l'aspect de la braise à demi éteinte. 25 Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis des forteresses et des églises, enfin des villages. Le Puy est en parti dressé sur la base d'un de ces dykes, le rocher Corneille, une des masses homogènes les plus compactes et les plus 30 monumentales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré aux dieux

de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte encore les débris d'une citadelle du moyen âge, et domine les coupoles romanes d'une admirable basilique tirée de son flanc.

Cette basilique est elle-même un accident grandiose dans ce gran 35 diose décor naturel. Elle se découpe, noire et puissante, sur les fonds vaporeux des lointains de la campagne, car dans ce tableau, vu d'ensemble, l'horizon des Cévennes se détache seul sur le ciel, et là, je crois, est le secret de son magique aspect. Les détails vus ainsi comme 1 "the rounded summits of the Vosges."

repoussoirs à des perspectives profondes prennent toute l'importance qu'ils ont effectivement et se trouvent en proportion avec l'importance des masses lointaines. C'est l'isolement de Rome sur son ciel sans bornes qui fait que la grandeur réelle de ses monuments est difficilement appréciable à celui qui en approche. Rome, c'est ici qu'elle 5 devrait être située! C'est ce gigantesque piédestal d'une seule roche qu'il eût fallu à la pensée de Michel-Ange pour lancer dans les airs le dôme magistral de Saint-Pierre.

- «Le marquis de Villemer »

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JULES MICHELET

Paris, 1798–1874, Hyères

Michelet, one of the most brilliant historians of France, was the son of a printer who was ruined under the Consulate and Empire. He nevertheless attended the Lycée Charlemagne, finishing his course there with distinction in 1816. He then took up teaching before coming up for the "agrégation" in 1821. Immediately after the termination of his university career he was appointed to a professorship in the Collège Rollin. He then, in succession, became lecturer at the École Normale, assistant under Guizot at the Sorbonne, and professor at the Collège de France (1838). Though he did not enter into active political life, he always took part freely in political discussion, and, on refusing to take the oath of allegiance to the Empire, he had to resign his professorship, and also a post in the record office, after the " coup d'état" which put Napoleon III in power. He thenceforth gave himself up to literary work, with which he had for years been occupied.

His great work is the "Histoire de France." The first and most remarkable part, down to the Renaissance, in which, in a succession of brilliant tableaux, he gives a living picture of the Middle Ages, appeared from 1833 to 1844. The history of the Revolution (1847 to 1853), and of the Renaissance to the Revolution (1855 to 1867), followed. Meanwhile he brought out many minor works dealing with various subjects, many of them connected with his masterpiece: "Des Jésuits" (1843); " Du prêtre, de la femme, et de la famille" (1845); "L'oiseau" (1856); "L'amour" (1859); "La femme" (1860); "La bible de l'humanité (1864); "La montagne" (1868). During the last years before his death in 1874 he was working on the history of the nineteenth century.

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SUPPLICE DE JEANNE D'ARC1

Il était neuf heures: Jeanne fut revêtue d'habits de femme et mise sur un chariot. A son côté se tenait le confesseur frère Martin l'Advenu, l'huissier Massieu était de l'autre. Le moine augustin frère Isambart, qui avait déjà montré tant de charité et de courage, ne voulut pas la quitter. On assure que le misérable Loyseleur 2 vint aussi sur la charrette et lui demanda pardon; les Anglais l'auraient tué sans le comte de Warwick.

1 Joan of Arc, born 1412, was burned on May 30, 1431.

2 Joan of Arc's confessor, who, under pretext of advising her, betrayed her before the judges.

8 The count of Warwick, favorite of Henry V, tutor of Henry VI, directed the trial of Joan of Arc. He was named regent of France in 1437 and died at Rouen in 1439.

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Le terme du triste voyage était le Vieux-Marché, le marché au poisson. Trois échafauds avaient été dressés. Sur l'un était la chaire épiscopale et royale, le trône du cardinal d'Angleterre, parmi les sièges de ses prélats. Sur l'autre devaient figurer les personnages du lugubre drame, le prédicateur, les juges et le bailli, enfin la condamnée. On 5 voyait à part un grand échafaud de plâtre, chargé et surchargé de bois; on n'avait rien plaint au bûcher, il effrayait par sa hauteur. Ce n'était pas seulement pour rendre l'exécution plus solennelle; il y avait une intention: c'était afin que, le bûcher étant si haut échafaudé, le bourreau n'y atteignît que par le bas, pour allumer seulement, 10 qu'ainsi il ne pût abréger le supplice, ni expédier la patiente, comme il faisait des autres, leur faisant grâce de la flamme. Ici, il ne s'agissait pas de frauder la justice, de donner au feu un corps mort; on voulait qu'elle fût bien réellement brûlée vive, que, placée au sommet de cette montagne de bois et dominant le cercle des lances et des épées, 15 elle pût être observée de toute la place. Lentement, longuement brûlée sous les yeux d'une foule curieuse, il y avait lieu de croire qu'à la fin elle laisserait surprendre quelque faiblesse, qu'il lui échapperait quelque chose qu'on pût donner pour un désaveu, tout au moins des mots confus qu'on pourrait interpréter, peut-être de basses prières, 20 d'humiliants cris de grâce, comme d'une femme éperdue.

...

Alors le juge d'Église, l'évêque de Beauvais,1 l'exhorta bénignement à s'occuper de son âme et à se rappeler tous ses méfaits pour s'exciter à la contrition. Les assesseurs avaient jugé qu'il était de droit de lui relire son abjuration 2; l'évêque n'en fit rien. Il craignait des démen- 25 tis, des réclamations. Mais la pauvre fille ne songeait guère à chicaner ainsi sa vie; elle avait bien d'autres pensées. Avant même qu'on l'eût exhortée à la contrition, elle s'était mise à genoux, invoquant Dieu, la Vierge, saint Michel et sainte Catherine, pardonnant à tous et demandant pardon, disant aux assistants: «Priez pour moi!... » Elle 30 requérait surtout les prêtres de dire chacun une messe pour son âme. . . . Tout cela de façon si dévote, si humble et si touchante, que l'émotion gagnant, personne ne put plus se contenir: l'évêque de Beauvais se mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait, et voilà que les Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi. . . .

1 Cauchon, bishop of Beauvais, had done all in his power to have Joan of Arc condemned.

2 In a moment of weakness and under threat of death Joan of Arc had abjured her "mission," i.e. had confessed that she had been mistaken in believing that she had a mission from God to crown Charles VII king, and to drive out the English from France.

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