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Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu'il travaillait aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et, s'étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux, et regardait ces oiseaux qui allaient et venaient portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu'au moment où l'une des mères rentrait avec sa becquée, un vautour la saisit, l'enlève, et la pauvre mère, se débattant vainement sous sa serre, jetait des cris perçants.

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A cette vue, l'homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu'auparavant; car, pensait-il, la mort de la mère, c'est la mort des 15 enfants. Les miens n'ont que moi non plus. Que deviendront-ils si je leur manque !

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point. Le lendemain, de retour aux champs, il se dit: Je veux voir les petits de cette pauvre mère: plusieurs sans doute ont déjà péri. Et 20 il s'achemina vers le buisson.

Et, regardant, il vit les petits bien portants; pas un ne semblait avoir pâti.

Et, ceci l'ayant étonné, il se cacha pour observer ce qui se passerait. Et, après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la 25 seconde mère rapportant en hâte la nourriture qu'elle avait recueillie et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point délaissés dans leur misère.

Et le père qui s'était défié de la Providence raconta le soir à l'autre père ce qu'il avait vu.

Et celui-ci lui dit : «Pourquoi s'inquiéter? Jamais Dieu n'abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connaissons point. Croyons, espérons, aimons et poursuivons notre route en paix.

« Si je meurs avant vous, vous serez le père de mes enfants; si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

« Et, si l'un et l'autre nous mourons avant qu'ils soient en âge de pourvoir eux-mêmes à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux.»

- « Paroles d'un croyant », XVII

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LA MUSIQUE DANS LA NATURE ET DANS LE TEMPLE CHRÉTIEN

Reportez-vous par la pensée au fond des vastes solitudes d'un monde nouveau, de ses forêts, de ses savanes traversées par des fleuves sans nom, de ses montagnes d'où se précipitent d'impétueux torrents, du pied desquelles s'échappent d'innombrables ruisseaux, qui 5 lentement coulent sur un lit de mousse, ou s'épanchent en nappes sur les prairies de la vallée, et prêtez l'oreille. De tout cela il s'élève une voix formée de mille voix, de la voix des grandes eaux et de celle des sources qui tombent goutte à goutte des rochers; de la voix des vents qui bruissent dans la cime des arbres et murmurent dans l'herbe; de 10 la foudre qui déchire les nuées; de la voix des myriades d'êtres vivants qui pullulent au sein de ce monde primitif. Cette voix est la voix de la Nature, indistincte, confuse, mais majestueuse, solennelle, immense, pleine de mystères et de vagues émotions.

Des profondeurs du Temple sort pareillement une voix qui monte 15 dans les airs et se propage au loin. Solennelle aussi, mystérieuse, et comme l'écho d'un monde invisible, elle remue les secrètes puissances de l'homme, elle éveille en lui toute une vie interne, assoupie jusqu'alors. Qui, dans la campagne, vers le soir, à l'heure où s'éteignent les feux du couchant, où la nuit étend ses ailes sombres sur les bois, les 20 prés, les buissons, les eaux, pour abriter le sommeil des pauvres créatures fatiguées; qui, à cette heure de calme et de silence, quand vient à soupirer la cloche du hameau, ne se sent pas comme emporté en des régions inconnues, aériennes, peuplées de formes indécises, de pensées rêveuses et de pressentiments infinis?

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Cette voix correspondante à la voix de la Nature, se spécifie comme elle, s'individualise en chacun des éléments divers qu'elle contient virtuellement, se développe pour manifester la variété dans l'unité. Tous les arts dérivés du son se produisent, s'engendrent l'un l'autre, à mesure qu'achève de se réaliser la Création humaine. Pénétrez au30 dedans du Temple: un mystère de vie va s'y accomplir. La sculpture, la peinture y ont semé avec profusion les êtres de tout ordre. Déjà vous les voyez tressaillir, en quelque façon, par le jeu des ombres mobiles et de la mystique lumière que projettent entre les hautes arches, les lampes et les torches enflammées. Sous l'influence de cette 35 lumière, les fleurs qu'elle colore ouvrent leur calice, exhalent leurs parfums. Puis, soudain, l'air frémit; une voix retentit sous les longues

...

voûtes, d'autres voix lui répondent; elles se mêlent sans se confondre; les ondes harmonieuses se plient, se replient, s'entrelacent, s'affaiblissent, s'enflent, s'affaiblissent encore, pressent leur mouvement, le ralentissent. On entend le tonnerre gronder, les vents murmurer, et, au milieu de ces bruits formidables de la nature inanimée, les accents 5 doux, joyeux, plaintifs, tendres, passionnés, de ce qui vit et sent. . . Figurez-vous être, au déclin du jour, dans l'immense cathédrale chrétienne. Une frayeur religieuse, quelque chose de semblable à ce vague sentiment de l'infini qu'on éprouve au sein des grandes solitudes de la nature, vous saisit à l'aspect de ces vastes nefs, de ces gigan- 10 tesques piliers dont les sommets se perdent dans les ombres croissantes. Avec les dernières lueurs, la nuit éteint les derniers bruits; un silence mystérieux vous enveloppe de toute part. Au dehors de vous des ténèbres muettes; au dedans l'invisible souffle d'une puissance inconnue qui vous pénètre et vous domine irrésistiblement. 15 Séparé de ce qui frappe les sens, il se fait en vous comme un travail étrange; des esprits passent devant l'œil interne, l'imagination se peuple de fantômes sans corps; le temps qui n'a plus de mesure, semble lui-même s'être évanoui. Tout à coup, dans le lointain, apparaît un point lumineux, puis un autre, puis un autre encore; vous 20 commencez à discerner les masses de l'édifice, les murs pareils aux flancs d'une montagne escarpée, les fortes arêtes des angles, les cour bures des arcs, les énormes pendentifs. La lumière augmente: sur ces masses, qu'unissent des lignes harmonieuses, se montrent les plantes, les animaux, les formes innombrables des êtres sortis de leurs 25 entrailles inépuisablement fécondes. Éclatants de mille couleurs dont les reflets se croisent et se mélangent, ils portent à vos sens comme une révélation de la vie, et les suaves vapeurs qui parfument l'atmosphère en accroissent encore l'impression. Lorsqu'au milieu de ce monde naissant, vibre soudain la voix tour à tour majestueuse, douce, 30 sévère de l'orgue, qu'elle remplit de ses accords indéfiniment variés les voûtes frémissantes, ne dirait-on pas la voix de tous ces êtres dont la création vient de s'opérer sous vos yeux? Mais leur langage indéterminé ne parle qu'à ce qui sent, et non pas à ce qui pense. Tel est le caractère de l'art musical.

- «Esquisse d'une philosophie », Part II, Book VIII

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GEORGE SAND

(AMANTINE-LUCILE-AURORE DUPIN,
BARONNE DUDEVANT)

Paris, 1804-1876, Nohant

Aurore Dupin herself gives a sincere account of her own youth in her "Histoire de ma vie" (1854-1855). In 1822 she married M. Dudevant, but her marriage was not a happy one, and she separated from her husband and settled in Paris (1831), looking to literature as a profession. Her first novel, Rose et Blanche" (1831), was written in collaboration with Jules Sandeau. At this time she assumed the nom de plume of George Sand, under which appeared the long list of her romances.

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Her first novels, "Indiana" (1831), "Valentine" (1832), "Lélia" (1833), "Jacques" (1834), "Mauprat" (1837), were purely romantic, reflecting more or less her own life and experiences. Then, her interests broadening, she turned to the study of socialistic and vaguely humanitarian problems of her time, and wrote "Consuelo" (1842-1843), "La comtesse de Rudolstadt" (1844), and "Le meunier d'Angibault" (1845). But she appeared at her best, perhaps, in the charming idyllic masterpieces which portray the life about her own home in Berry," La mare au diable” (1846), "La petite Fadette" (1849), "François le Champi" (1850), and "Les maîtres sonneurs" (1853).

Her work all shows a style as easy as Balzac's was labored, and an inexhaustible imagination, which, even through old age, gave life, grace, and a sympathetic charm to everything she touched.

SCÈNE RUSTIQUE

Je marchais sur la lisière d'un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine. L'arène était vaste comme celle du tableau d'Holbein.1 Le paysage était vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches 5 de l'automne, ce large terrain d'un brun vigoureux, où des pluies 1 An engraving of Holbein's (1497-1543) pictures an old man plowing while Death is urging on his team. Below it is the quatrain:

A la sueur de ton visaige

Tu gagnerois ta pauvre vie ;
Après long travail et usaige
Voici la Mort qui te convie.

récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d'eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d'argent. La journée était claire et tiède, et la terre, fraîchement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ un vieillard, dont le dos large et la figure sévère rappelaient celui d'Hol- 5 bein, mais dont les vêtements n'annonçaient pas la misère, poussait gravement son areau1 de forme antique, traîné par deux bœufs tranquilles, à la robe d'un jaune pâle, véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs qu'une longue habitude a rendus frères, comme on 10 les appelle dans nos campagnes, et qui, privés l'un de l'autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable l'amitié du bœuf pour son camarade d'attelage. Qu'ils viennent voir au fond de l'étable un pauvre animal maigre, exténué, battant de 15 sa queue inquiète ses flancs décharnés, soufflant avec effroi et dédain sur la nourriture qu'on lui présente, les yeux tournés vers la porte, en grattant du pied la place vide à ses côtés, flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a portés, et l'appelant sans cesse avec de déplorables mugissements. Le bouvier dira:

- C'est une paire de bœufs perdue; son frère est mort, et celui-là ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir l'engraisser pour l'abattre; mais il ne veut pas manger, et bientôt il sera mort de faim.

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Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui; mais 25 grâce à la continuité d'un labeur sans distraction et d'une dépense de forces éprouvées et soutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une veine de terres plus fortes et plus pierreuses.

Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beau 30 spectacle, un noble sujet pour un peintre. A l'autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique: quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces 35 mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s'irrite encore du joug et de l'aiguillon et n'obéit qu'en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C'est ce qu'on appelle des bœufs

1ee
" plow."

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