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IO

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20

Et j'aurais pu crier: « Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé ? »

Mais non il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux;
Et je laissai passer cette froide statue

En regardant les cieux.

Eh bien! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.

Eh bien qu'importe encore? O nature! ô ma mère !
En ai-je moins aimé ?

La foudre maintenant peut tomber sur ma tête;
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain

Ce qu'ils ensevelissent.

Je me dis seulement : « A cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu ! »

Février 1841

- Poésies nouvelles >>

FANTASIO1

Elsbeth (seule). Il me semble qu'il y a quelqu'un derrière ces bosquets. Est-ce le fantôme de mon pauvre bouffon que j'aperçois dans 25 ces bluets, assis sur la prairie? Répondez-moi; qui êtes-vous? que faites-vous là à cueillir ces fleurs? (Elle s'avance vers un tertre.)

yeux.

Fantasio (assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque). Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos beaux Elsbeth. Que signifie cet accoutrement? qui êtes-vous pour venir 30 parodier sous cette large perruque un homme que j'ai aimé? Êtesvous écolier en bouffonneries?

1 For his amusement Fantasio has become the king's fool, rigging himself out as nearly as possible like his predecessor, Saint-Jean, who has just died. Fantasio aids the Princess Elsbeth to escape the marriage which the king, her father, is planning for her.

Fantasio. Plaise à Votre Altesse sérénissime, je suis le nouveau bouffon du roi; le majordome m'a reçu favorablement; je suis présenté au valet de chambre; les marmitons me protègent depuis hier au soir, et je cueille modestement des fleurs en attendant qu'il me vienne de l'esprit.

Elsbeth. Cela me paraît douteux, que vous cueilliez jamais cette fleur-là.

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Fantasio. Pourquoi? l'esprit peut venir à un homme vieux, tout comme à une jeune fille. Cela est si difficile quelquefois de distinguer un trait spirituel d'une grosse sottise! Beaucoup parler, voilà l'impor- 10 tant; le plus mauvais tireur de pistolet peut attraper la mouche,1 s'il tire sept cent quatre-vingts coups à la minute, tout aussi bien que le plus habile homme qui n'en tire qu'un ou deux bien ajustés. Je ne demande qu'à être nourri convenablement pour la grosseur de mon ventre, et je regarderai mon ombre au soleil pour voir si ma perruque 15

pousse.

Elsbeth. En sorte que vous voilà revêtu des dépouilles de SaintJean? Vous avez raison de parler de votre ombre; tant que vous aurez ce costume, elle lui ressemblera toujours, je crois, plus que vous. Fantasio. Je fais en ce moment une élégie qui décidera de mon sort. 20 Elsbeth. En quelle façon ?

Fantasio. Elle prouvera clairement que je suis le premier homme du monde, ou bien elle ne vaudra rien du tout. Je suis en train de bouleverser l'univers pour le mettre en acrostiche; la lune, le soleil et les étoiles se battent pour entrer dans mes rimes, comme des écoliers 25 à la porte d'un théâtre de mélodrames.

Elsbeth. Pauvre homme! quel métier tu entreprends! faire de l'esprit à tant par heure! N'as-tu ni bras ni jambes, et ne ferais-tu pas mieux de labourer la terre que ta propre cervelle ?

Fantasio. Pauvre petite! quel métier vous entreprenez! épouser 30 N'avez-vous ni cœur ni tête, et

un sot que vous n'avez jamais vu !

ne feriez-vous pas mieux de vendre vos robes que votre corps?

Elsbeth. Voilà qui est hardi, monsieur le nouveau venu!

Fantasio. Comment appelez-vous cette fleur-là, s'il vous plaît ?

Elsbeth. Une tulipe. Que veux-tu prouver ?

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Fantasio. Une tulipe rouge, ou une tulipe bleue?

Elsbeth. Bleue, à ce qu'il me semble.

Fantasio. Point du tout, c'est une tulipe rouge.

1 "the bull's-eye.”

Elsbeth. Veux-tu mettre un habit neuf à une vieille sentence? tu n'en as pas besoin pour dire que des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer.

Fantasio. Je ne dispute pas; je vous dis que cette tulipe est une 5 tulipe rouge, et cependant je conviens qu'elle est bleue.

Elsbeth: Comment arranges-tu cela?

Fantasio. Comme votre contrat de mariage. Qui peut savoir sous le soleil s'il est né bleu ou rouge? Les tulipes elles-mêmes n'en savent rien. Les jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires, to que les pommes deviennent des citrouilles, et que les chardons sortent de la mâchoire de l'âne pour s'inonder de sauce dans le plat d'argent d'un évêque. Cette tulipe que voilà s'attendait bien à être rouge; mais on l'a mariée; elle est tout étonnée d'être bleue: c'est ainsi que le monde entier se métamorphose sous les mains de l'homme; et la 15 pauvre dame nature doit se rire parfois au nez de bon cœur, quand elle mire dans ses lacs et dans ses mers son éternelle mascarade. Croyez-vous que ça sentît la rose dans le paradis de Moïse? ça ne sentait que le foin vert. La rose est fille de la civilisation; c'est une marquise comme vous et moi,

20 Elsbeth. La pâle fleur de l'aubépine peut devenir une rose, et un chardon peut devenir un artichaut; mais une fleur ne peut en devenir une autre ainsi qu'importe à la nature? on ne la change pas, on l'embellit ou on la tue. La plus chétive violette mourrait plutôt quẻ de céder si l'on voulait, par des moyens artificiels, altérer sa forme 25 d'une étamine.

Fantasio. C'est pourquoi je fais plus de cas d'une violette que d'une fille de roi.

Elsbeth. Il y a de certaines choses que les bouffons eux-mêmes n'ont pas le droit de railler; fais-y attention. Si tu as écouté ma 30 conversation avec ma gouvernante, prends garde à tes oreilles. Fantasio. Non pas à mes oreilles, mais à ma langue. Vous vous trompez de sens; il y a une erreur de sens dans vos paroles. Elsbeth. Ne me fais pas de calembour, si tu veux gagner ton argent, et ne me compare pas à des tulipes, si tu ne veux gagner autre chose. Fantasio. Qui sait? un calembour console de bien des chagrins, et jouer avec les mots est un moyen comme un autre de jouer avec les pensées, les actions et les êtres. Tout est calembour ici-bas, et il est aussi difficile de comprendre le regard d'un enfant de quatre ans que le galimatias de trois drames modernes.

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Elsbeth. Tu me fais l'effet de regarder le monde à travers un prisme tant soit peu changeant.

Fantasio. Chacun a ses lunettes; mais personne ne sait au juste de quelle couleur en sont les verres. Qui est-ce qui pourra me dire au juste si je suis heureux ou malheureux, bon ou mauvais, triste ou gai, 5 bête ou spirituel ?

Elsbeth. Tu es laid, du moins; cela est certain.

Fantasio. Pas plus certain que votre beauté. Voilà votre père qui vient avec votre futur mari. Qui est-ce qui peut savoir si vous l'épouserez? (Il sort.)

— « Fantasio », Act II, scene I

IO

LAMENNAIS

(HUGUES-FÉLICITÉ-ROBERT DE LAMENNAIS)

Saint-Malo, 1782-1854, Paris

Lamennais's mother died when he was young, his father went into bankruptcy, and the boy in consequence obtained a large part of his education through the somewhat desultory reading he did in his uncle's library. He did, however, with slight aid, acquaint himself with several foreign languages, ancient and modern. When a youth he became deeply interested in Rousseau, and showed a decided bent toward philosophical and theological discussion. His "Réflexions sur l'état de l'église en France" (1808) was suppressed by the police because of his ultramontane tendencies. In it, too, he took a decided stand against the materialism of the eighteenth century.

He was ordained priest in 1816, more or less against his will. The next year appeared the first of the four volumes of the "Essai sur l'indifférence en matière de religion," causing a great sensation. He favored the renunciation of personal opinion and judgment and the vesting of ecclesiastical authority in the Holy See. His ideal became pure theocracy. In 1830 he founded a paper, "L'avenir," in which he expressed decidedly liberal views and a desire to connect them with the church. His paper was suppressed the following year and his views were condemned by the Pope. In the "Paroles d'un croyant (1834), a book also condemned by the Pope, but very widely read and translated, he renounced all authority, and two years later, in "Les affaires de Rome," he attacked the papacy.

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During the remaining years of his life he published various works, the most important being the "Esquisse d'une philosophie" (1841-1846). He was elected to the Assemblée nationale in 1848, and died in 1854, without becoming reconciled to the church.

LA PROVIDENCE

Deux hommes étaient voisins, et chacun d'eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l'un de ces deux hommes s'inquiétait en lui-même, disant: Si je meurs ou que je tombe malade, que deviendront ma femme et mes 5 enfants?

Et cette pensée ne le quittait point, et elle rongeait son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l'autre père, il ne s'y était point arrêté; car, disait-il, Dieu qui connaît toutes ses 10 créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants.

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