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mot, de s'entendre. Les Solon,1 les Hésiode, les Théognis, les Job, les Salomon, et pourquoi pas Confucius lui-même ? accueilleraient les plus ingénieux modernes, les La Rochefoucauld et les La Bruyère, lesquels se diraient en les écoutant: «Ils savaient tout ce que nous 5 savons, et, en rajeunissant l'expérience, nous n'avons rien trouvé. » Sur la colline la plus en vue et de la pente la plus accessible, Virgile entouré de Ménandre, de Tibulle, de Térence, de Fénelon, se livrerait avec eux à des entretiens d'un grand charme et d'un enchantement sacré son doux visage serait éclairé du rayon et coloré de pudeur, 10 comme ce jour où, entrant au théâtre de Rome dans le moment qu'on venait d'y réciter ses vers, il vit le peuple se lever tout entier devant lui par un mouvement unanime, et lui rendre les mêmes hommages qu'à Auguste lui-même. Non loin de lui, et avec le regret d'être séparé d'un ami si cher, Horace présiderait à son tour (autant qu'un 15 poète et qu'un sage si fin peut présider) le groupe des poètes de la vie civile et de ceux qui ont su causer quoiqu'ils aient chanté, — Pope, Despréaux, l'un devenu moins irritable, l'autre moins grondeur; Montaigne, ce vrai poète, en serait, et il achèverait d'ôter à ce coin charmant tout air d'école littéraire. La Fontaine s'y oublierait, et, 20 désormais moins volage, n'en sortirait plus. Voltaire y passerait, mais, tout en s'y plaisant, il n'aurait pas la patience de s'y tenir. Sur la même colline que Virgile, et un peu plus bas, on verrait Xénophon, d'un air simple qui ne sent en rien le capitaine, et qui le fait ressembler plutôt à un prêtre des Muses, réunir autour de lui les attiques de 25 toute langue et de tout pays, les Addison, les Pellisson, les Vauvenargues, tous ceux qui sentent le prix d'une persuasion aisée, d'une simplicité exquise et d'une douce négligence mêlée d'ornement. Au centre du lieu, trois grands hommes aimeraient souvent à se rencontrer devant le portique du principal temple (car il y en aurait plusieurs dans 30 l'enceinte), et, quand ils seraient ensemble, pas un quatrième, si grand qu'il fût, n'aurait l'idée de venir se mêler à leur entretien ou à leur silence, tant il paraîtrait en eux de beauté, de mesure dans la grandeur, et de cette perfection d'harmonie qui ne se présente qu'un jour dans

1 Solon (about 638 B.C.-about 559 B.C.), the Athenian lawgiver.

2 Hesiod, a Greek poet, born about 735 B.C.

3 Theognis, a Greek elegiac poet of the sixth century B.C.
4 Menander (342 B.C.-291 B.C.), an Athenian comic poet.

5 Tibullus, a Roman elegiac poet of the first century B.C.

6 Terence, a Latin comic poet of the second century B.C.

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7 Pellisson (1624-1693), author of the "Histoire de l'Académie française."

la pleine jeunesse du monde. Leurs trois noms sont devenus l'idéal de l'art: Platon, Sophocle et Démosthène. Et, malgré tout, ces demidieux une fois honorés, ne voyez-vous point là-bas une foule nombreuse et familière d'esprits excellents qui va suivre de préférence les Cervantes, les Molière toujours, les peintres pratiques de la vie, ces amis 5 indulgents et qui sont encore les premiers des bienfaiteurs, qui prennent l'homme entier avec le rire, lui versent l'expérience dans la gaieté, et savent les moyens puissants d'une joie sensée, cordiale et légitime? Je ne veux pas continuer ici plus longtemps cette description qui, si elle était complète, tiendrait tout un livre. Le moyen âge, 10 croyez-le bien, et Dante occuperaient des hauteurs consacrées: aux pieds du chantre du Paradis, l'Italie se déroulerait presque tout entière comme un jardin; Boccace et l'Arioste s'y joueraient, et le Tasse1 retrouverait la plaine d'orangers de Sorrente. En général, les nations diverses y auraient chacune un coin réservé, mais les auteurs se plai- 15 raient à en sortir, et ils iraient en se promenant reconnaître, là où l'on s'y attendrait le moins, des frères ou des maîtres. Lucrèce,2 par exemple, aimerait à discuter l'origine du monde et le débrouillement du chaos avec Milton; mais, en raisonnant tous deux dans leur sens, ils ne seraient d'accord que sur les tableaux divins de la poésie et de 20 la nature.

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Voilà nos classiques; l'imagination de chacun peut achever le dessin et même choisir son groupe préféré. Car il faut choisir, et la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s'asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et 25 n'éteint plus le goût que les voyages sans fin; l'esprit poétique n'est pas le Juif errant. Ma conclusion pourtant, quand je parle de se fixer et de choisir, ce n'est pas d'imiter ceux même qui nous agréent le plus entre nos maîtres dans le passé. Contentons-nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du 30 moins d'être nous-mêmes. Faisons notre choix dans nos propres instincts. Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours; joignons-y, ce qui est plus difficile, l'élévation, la direction, s'il se peut, vers quelque but haut placé; et tout en parlant notre langue, en subissant les conditions des 35 1 Tasso was born at Sorrento in 1544.

2 Lucretius, a Roman philosopher and poet of the first century B.C.

8 The Juif errant is a legendary character to whom legend makes Christ address the words "Thou shalt wander on the earth till I return"; also the title of a famous novel by Eugène Sue (1804-1857).

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âges où nous sommes jetés et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés aux groupes des mortels révérés: Que diraient-ils de nous ?

Mais pourquoi parler toujours d'être auteur et d'écrire? Il vient un âge, peut-être, où l'on n'écrit plus. Heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures! Il vient une saison dans la vie, où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n'a pas de plus vives jouissances 10 que d'étudier et d'approfondir les choses qu'on sait, de savourer ce qu'on sent, comme de voir et de revoir les gens qu'on aime: pures délices du cœur et du goût dans la maturité. C'est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu'il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. Le goût est fait 15 alors, il est formé et définitif; le bon sens chez nous, s'il doit venir, est consommé. On n'a plus le temps d'essayer ni l'envie de sortir à la découverte. On s'en tient à ses amis, à ceux qu'un long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis. On se dit comme Voltaire dans ces vers délicieux :

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Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace! ..
J'ai vécu plus que toi: mes vers dureront moins;
Mais, au bord du tombeau, je mettrai tous mes soins
A suivre les leçons de ta philosophie,

A mépriser la mort en savourant la vie,

A lire tes écrits pleins de grâce et de sens,

Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens.

Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l'auteur qu'on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu'un de ces bons et antiques 30 esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d'aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-même.

-Lundi, 21 octobre 1850

ALFRED DE MUSSET

Paris, 1810-1857, Paris

Alfred de Musset first studied law, then medicine, but soon gave up each, and, under the encouragement of Victor Hugo and the "Cénacle," turned to poetry. His first volume of verse," Contes d'Espagne et d'Italie," appeared in 1830. It was in line with the ideals of the Romanticists, and was well received by the younger generation. It was followed in 1832 by the " Spectacle dans un fauteuil," in which Musset showed a greater independence toward the Romantic School. His memorable liaison with George Sand, which began the following year (1833), was of short duration, but it aroused the deepest emotions of Musset's sensitive nature, and led to the passionate outbursts of disappointment and grief, and oftentimes melancholy discontent and disenchantment with life, in the "Nuits," the "Lettre à Lamartine," the "Espoir en Dieu," which, with the "Ode à la Malibran," give him a place by the side of the greatest poets of France.

After 1840 Musset's work was chiefly in prose: the "Contes et nouvelles," and those charming, graceful, and delicate comedies, "Fantasio," "On ne badine pas avec l'amour," "Un caprice," "Il ne faut jurer de rien," "Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée," some of which still form a part of the repertoire of the French stage.

He was elected to the Academy in 1852. He was already broken in spirit and health, and died in 1857, his last years being spent in a vain attempt to drown his misery.

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Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j'allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d'une main,
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami,
Et, se détournant à demi,

Me montra du doigt la colline.

A l'âge où l'on croit à l'amour,

J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.

Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux;
D'une main il montrait les cieux,
Et de l'autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu'un soupir,
Et s'évanouit comme un rêve.

A l'âge où l'on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevai mon verre.
En face de moi vint s'asseoir
Un convive vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.

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