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CHARLES-AUGUSTIN SAINTE-BEUVE

Boulogne-sur-Mer, 1804-1869, Paris

Sainte-Beuve renounced the study of medicine which he had at first taken up, entered with enthusiasm into the Romantic Movement, and, in the " Tableau de la poésie française au seizième siècle" (1828), a work crowned by the Academy, took occasion to favor the new literary ideas as opposed to the old. The following year he published a volume of poetry, "Poésies de Joseph Delorme" (1829), followed by the "Consolations" (1830) and the "Pensées d'août" (1837).

But in the meantime he had drifted away from Romanticism and had begun writing, for the "Revue de Paris" and the "Revue des deux mondes," essays which appeared in book form under the titles "Portraits littéraires " (3 vols., 1832-1839) and “Portraits contemporains" (5 vols., 1846). Later, from 1850 on, he published each Monday, first in "Le constitutionnel,” then in "Le moniteur " and "Le temps," a series of articles on the most varied literary and historical subjects of ancient and modern times. These articles were collected under the titles "Causeries du lundi" (15 vols., 1851-1862), "Nouveaux lundis" (13 vols., 1863-1869), "Premiers lundis" (3 vols., published after his death), and comprise the most remarkable collection of literary essays in any language.

Meanwhile he had found time to write a history of Port-Royal (5 vols., 18401859), developing in it a sketch of the literature of the seventeenth century in its relations with Jansenism, and a work on "Chateaubriand et son groupe littéraire" (1861). He was made a member of the Academy in 1845, professor in the Collège de France in 1857, and senator in 1865.

RACINE

Ce qu'il ne faut jamais perdre de vue quand on juge Racine aujourd'hui, c'est la perfection, l'unité et l'harmonie de l'ensemble, ce qui en fait la principale beauté. A prendre les choses isolément et par parties, on se tromperait bientôt; le caractère essentiel échapperait, et l'on prononcerait à côté. Au contraire, à bien sentir cette perfection de 5 l'ensemble, cela devient une lumière générale qui réfléchit sur chaque détail et qui l'éclaire. . .

L'unité, la beauté de l'ensemble chez Racine se subordonne tout. Dans les moments même de la plus grande passion, la volonté du poète, sans se laisser apercevoir, dirige, domine, gouverne, modère. Il 10

y a le calme de l'âme supérieure et divine, même au travers et au-dessus de tous les pleurs et de toutes les tendresses.

C'est là un genre de beauté invisible et spirituelle, ignorée des talents qui mettent tout en dehors: même quand ce qu'on met en 5 dehors serait le plus beau et le plus riche du monde, il y a toujours entre cette dernière manière et l'autre la même différence à peu près qu'entre le monde de l'idolâtrie, du paganisme ou, si l'on aime mieux, du panthéisme le plus efflorescent, et le monde accompli tel qu'il existe pour qui le voit avec les yeux d'un Platon ou d'un Fénelon, pour ceux 10 qui croient à la création distincte, qui maintiennent l'homme souverain, et roi avant tout, en tête de son ordre, et (s'y mêlât-il même de l'illusion humaine) au centre de la sphère et de la coupole rayonnante.

Racine est un grand dramatique, et il l'a été naturellement, par vocation. Il a pris la tragédie dans les conditions où elle était alors, 15 et il s'y est développé avec aisance et grandeur, en l'appropriant singulièrement à son propre génie. Mais il y a un tel équilibre dans les facultés de Racine, et il a de si complètes facultés rangées sans tumulte sous sa volonté lumineuse, qu'on se figure aisément qu'une autre quelconque de ses facultés eût donné avec avantage également 20 et gloire, et sans que l'équilibre eût été rompu.

Le cardinal de Retz, en ses Mémoires, a dit de Turenne,1 le plus parfait de nos héros comme Racine est le plus parfait de nos poètes, et qui a fini par ses plus belles campagnes comme Racine par sa plus belle tragédie: «M. de Turenne a eu, dès sa jeunesse, toutes les 25 bonnes qualités, et il a acquis les grandes d'assez bonne heure. Il ne lui en a manqué aucune, que celles dont il ne s'est pas avisé. Il avait presque toutes les vertus comme naturelles; il n'a jamais eu le brillant d'aucune. On l'a cru plus capable d'être à la tête d'une armée que d'un parti, et je le crois aussi, parce qu'il n'était pas naturellement 30 entreprenant: mais toutefois, qui le sait? Il a toujours eu en tout, comme en son parler, de certaines obscurités qui ne se sont développées que dans les occasions, mais qui ne se sont jamais développées qu'à sa gloire. >>

On ne peut dire de Racine comme de Turenne qu'il n'a pas eu le 35 brillant de ses qualités, mais il n'en a pas eu l'étalage ni l'appareil; il n'en a pas eu l'impétueux et le soudain, comme Corneille par exemple l'avait, avec un peu trop de jactance aussi; et il a toujours eu en tout,

1 Turenne (1611-1675), a marshal of France, distinguished himself in the Thirty Years' War and under Louis XIV.

comme en son parler, non pas de certaines obscurités, mais de certaines retenues, qui ne se sont développées que dans les occasions et selon les sujets, mais qui ne s'y sont jamais développées qu'à sa gloire.

Racine est tendre, dit-on, c'est un élégiaque dramatique. Prenez garde! celui qui a fait la scène du troisième acte de Mithridate et Britannicus, le peintre de Burrhus, est-il gêné à manier la tragédie d'État et à tirer le drame sévère du cœur de l'histoire ?

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Ainsi de tout pour Racine: il serait téméraire de lui nier ce qu'il n'a pas fait, tant il a été accompli sans effort dans tout ce qu'il a fait ! Pour moi, je me le figure à merveille dans d'autres genres que la tra- 10 gédie; par exemple, donnant un poème épique, dans le goût de celui du Tasse; des élégies, comme les belles et sobres méditations premières, comme les élégies closes de Lamartine; des satires comme la Dunciade de Pope; des épigrammes comme celles de Le Brun 1. . . ; des romans historiques plus aisés que celui de Manzoni2; des comé- 15 dies comme les Plaideurs en pouvaient promettre. Des odes, il en a fait; des Petites Lettres comme Pascal, il en a trop bien commencé. Orateur académique, il l'a été, et avec éclat. Et toujours et partout (remarquez !) on aurait le même Racine, avec ses traits nobles, élégants et choisis, recouvrant sa force et sa passion; toujours quel- 20 que chose de naturel et de soigné à la fois, et d'accompli, toujours l'auteur sans tourment, au niveau et au centre de son genre et de son sujet.

Mais la forme dramatique était celle que son temps lui offrait la plus ouverte et la plus digne de lui; il y entra tout entier, et au troisième 25 pas il y était maître. Il y versa tous ses dons, et il en reçut des ressorts nouveaux dont il s'aida toujours, dont il ne souffrit jamais. En ne sortant pas, un seul instant, de l'originalité distincte qu'il portait et cachait en ses œuvres harmonieuses, en ne cessant jamais de faire ce que lui seul eût pu faire, il marcha toujours, variant ses progrès, 30 diversifiant ses tons, poussant sur tous les points ses qualités même les plus tendres et les plus enchanteresses à une sorte de grandeur, jusqu'à ce qu'il arrivât, après cette adorable suite des Bérénice, des Monime et des Iphigénie, à ce caractère de Phèdre, aussi tendre qu'aucun et le plus passionné, le plus antique et déjà chrétien, le plus 35 attachant à la fois et le plus terrible sous son éclair sacré. . . .

...

1 Le Brun (1729-1807), a French poet whose epigrams are particularly clever.

2 Manzoni (1784-1873), an Italian poet and novelist, author of "I promessi sposi." 8 The "Lettres provinciales."

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L'œuvre de Racine, comme toutes les belles œuvres, essuya sans doute en naissant bien des mauvais vouloirs et des critiques. Pourtant cette contradiction chétive disparaît de loin dans l'applaudissement universel et dans l'admiration très vite unanime. Le propre de l'œuvre de Racine, en effet, est d'être parfaite, d'une perfection à la fois profonde et évidente. A quelque degré qu'on s'arrête dans l'intelligence de son œuvre, on a l'idée d'une certaine perfection; on ne tombe jamais sur une impression incomplète ou qui offense. Shakespeare a besoin d'être compris tout à fait pour ne jamais choquer et rebuter; 10 Molière lui-même est un peu ainsi. Il y a chez eux des choses qui ne s'expliquent et ne se légitiment qu'au dernier point de vue. Avec Racine, bien qu'il soit vrai que plus on avance et plus on admire, on admire encore quand on ne va pas très avant. Son élévation est tellement graduée et accessible, qu'il y en a pour chacun; à chaque gradin 15 du temple, on peut faire station; même quand on n'a pas toute la vue, on a une vue complète en soi, symétrique et harmonieuse. Son œuvre parfaite se trouve avec ses hauteurs et ses profondeurs, placée au milieu de tout le monde, proportionnément comprise de tous, éclairée par tous les aspects.

20 Surtout, j'insiste là-dessus, jamais rien qui offense ni même qui étonne; rien d'étrange; sa manière comme sa physionomie est d'une beauté heureuse, ouverte sans être banale, d'une de ces beautés incontestables et qui existent pour tous. Racine et Louis XIV sont, régulièrement parlant, les deux plus beaux visages de cette Cour.

25 La poésie de Racine est au centre de la poésie française; elle en est le centre incontesté: en est-elle le centre unique? Ceci devient une autre question.

-<< Port-Royal », Book VI

QU'EST-CE QU'UN CLASSIQUE?

Un vrai classique, comme j'aimerais à l'entendre définir, c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a réellement augmenté le 30 trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi; qui a parlé

à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges. . .

...

Au reste, il ne s'agit véritablement de rien sacrifier, de rien déprécier. Le Temple du goût, je le crois, est à refaire; mais, en le rebâ- 5 tissant, il s'agit simplement de l'agrandir, et qu'il devienne le Panthéon de tous les nobles humains, de tous ceux qui ont accru pour une part notable et durable la somme des jouissances et des titres de l'esprit. Pour moi, qui ne saurais à aucun degré prétendre (c'est trop évident) à être architecte ou ordonnateur d'un tel Temple, je me bornerai à 10 exprimer quelques vœux, à concourir en quelque sorte pour le devis. Avant tout je voudrais n'exclure personne entre les dignes, et que chacun y fût à sa place, depuis le plus libre des génies créateurs et le plus grand des classiques sans le savoir, Shakespeare, jusqu'au tout dernier des classiques en diminutif, Andrieux. «Il y a plus d'une 15 demeure dans la maison de mon père »; que cela soit vrai du royaume du beau ici-bas non moins que du royaume des cieux. Homère, comme toujours et partout, y serait le premier, le plus semblable à un dieu; mais derrière lui, et tel que le cortège des trois rois mages d'Orient, se verraient ces trois poètes magnifiques, ces trois 20 Homères longtemps ignorés de nous, et qui ont fait, eux aussi, à l'usage des vieux peuples d'Asie, des épopées immenses et vénérées, les poètes Valmiki 2 et Vyasa3 des Indous, et le Firdousi1 des Persans: il est bon, dans le domaine du goût, de savoir du moins que de tels hommes existent et de ne pas scinder le genre humain. 25 Cet hommage rendu à ce qu'il suffit d'apercevoir et de reconnaître, nous ne sortirions plus de nos horizons, et l'œil s'y complairait en mille spectacles agréables ou augustes, s'y réjouirait en mille rencontres variées et pleines de surprise, mais dont la confusion apparente ne serait jamais sans accord et sans harmonie. Les plus antiques des 30 sages et des poètes, ceux qui ont mis la morale humaine en maximes et qui l'ont chantée sur un mode simple converseraient entre eux avec des paroles rares et suaves,5 et ne seraient pas étonnés, dès le premier

1 Andrieux (1759-1833), French poet and dramatist, author of "Le meunier de SansSouci," etc.

2 Valmiki, ancient Hindu author to whom the Sanskrit epic " Ramayana " is attributed. 8 Vyasa, theologian, philosopher, and poet, compiler of the "Vedas."

4 Firdusi (about 940-1020), a great epic poet of Persia, author of the "Shahnamah,” which celebrates the deeds of Iranian and Persian sovereigns.

5 Dante's "Inferno," IV, 114.

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