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vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures : alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essayerais en vain de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.

1809

« Atala », Prologue

BATAILLE DES FRANCS ET DES ROMAINS

A l'aile opposée de l'armée se tenait immobile la troupe superbe 5 des chevaliers romains: leur casque était d'argent, surmonté d'une louve de vermeil; leur cuirasse étincelait d'or, et un large baudrier d'azur suspendait à leur flanc une lourde épée ibérienne.1 Sous leurs selles ornées d'ivoire s'étendait une housse de pourpre, et leurs mains, couvertes de gantelets, tenaient les rênes de soie qui leur servaient à 10 guider de hautes cavales plus noires que la nuit.

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Les archers crétois, les vélites romains et les différents corps des Gaulois étaient répandus sur le front de l'armée. L'instinct de la guerre est si naturel chez ces derniers, que souvent, dans la mêlée, les soldats deviennent des généraux, rallient leurs compagnons dispersés, ouvrent 15 un avis salutaire et indiquent le poste qu'il faut prendre. Rien n'égale l'impétuosité de leurs attaques: tandis que le Germain délibère, ils ont franchi les torrents et les monts; vous les voyez au pied de la citadelle, et ils sont au haut du retranchement emporté. En vain les cavaliers les plus légers voudraient les devancer à la charge, les Gaulois 20 rient de leurs efforts, voltigent à la tête des chevaux et semblent leur dire: «Vous saisiriez plutôt les vents sur la plaine, ou les oiseaux dans les airs. >>

Tous ces barbares avaient la tête élevée, les couleurs vives, les yeux bleus, le regard farouche et menaçant; ils portaient de larges braies, 25 et leur tunique était chamarrée de morceaux de pourpre; un ceinturon de crin pressait à leur côté leur fidèle épée. L'épée du Gaulois ne le quitte jamais mariée, pour ainsi dire, avec son maître, elle l'accompagne pendant la vie, elle le suit sur le bûcher funèbre, et descend avec lui au tombeau. Tel était le sort qu'avaient jadis les épouses dans les 30 Gaules, tel est aussi celui qu'elles ont encore au rivage de l'Indus. . . Cependant l'œil était frappé d'un mouvement universel: on voyait les signaux du porte-étendard qui plantait le jalon des lignes, la course impétueuse du cavalier, les ondulations des soldats qui se nivelaient 8 "light infantry."

1 "Iberian."

2 " Cretan."

...

sous le cep1 du centurion. On entendait de toutes parts les grêles hennissements des coursiers, le cliquetis des chaînes, les sourds roulements des balistes et des catapultes, les pas réguliers de l'infanterie, la voix des chefs qui répétaient l'ordre, le bruit des piques qui s'élevaient et 5 s'abaissaient au commandement des tribuns. Les Romains se formaient en bataille aux éclats de la trompette, de la corne et du lituus; et nous Crétois, fidèles à la Grèce au milieu de ces peuples barbares, nous prenions nos rangs au son de la lyre.

Mais tout l'appareil de l'armée romaine ne servait qu'à rendre Io l'armée des ennemis plus formidable, par le contraste d'une sauvage simplicité.

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Parés de la dépouille des ours, des veaux marins,2 des urochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et serrée laissait voir toute la hau15 teur de leur taille et ne leur cachait pas le genou. Les yeux de ces Barbares ont la couleur d'une mer orageuse; leur chevelure blonde, ramenée en avant sur leur poitrine, et teinte d'une liqueur rouge, est semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent croître leur barbe qu'au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de 20 ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. Les uns chargent leur main droite d'une longue framée et leur main gauche d'un bouclier qu'ils tournent comme une roue rapide; d'autres, au lieu de ce bouclier, tiennent une espèce de javelot, nommé angon, où s'enfoncent deux fers recourbés; mais tous ont à la ceinture la redoutable fran25 cisque, espèce de hache à deux tranchants, dont le manche est recouvert d'un dur acier; arme funeste que le Franc jette en poussant un cri de mort et qui manque rarement de frapper le but qu'un œil intrépide a marqué.

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Ces Barbares, fidèles aux usages des anciens Germains, s'étaient 30 formés en coin, leur ordre accoutumé de bataille. Le formidable triangle, où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s'avançait avec impétuosité, mais d'un mouvement égal, pour percer la ligne romaine. A la pointe de ce triangle étaient placés des braves qui conservaient une barbe longue 35 et hérissée, et qui portaient au bras un anneau de fer. Ils avaient juré de ne quitter ces marques de servitude qu'après avoir sacrifié un Romain. Chaque chef, dans ce vaste corps, était environné des

1 A vine stock was the insignia of the centurion.
2" seals."
3 "wild-oxen."

4 " in a wedge,"

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guerriers de sa famille, afin que, plus ferme dans le choc, il remportât la victoire ou mourût avec ses amis. Chaque tribu se ralliait sous un symbole; la plus noble d'entre elles se distinguait par des abeilles outer trois fers de lance.1 Le vieux roi des Sicambres, Pharamond, condui-*^ sait l'armée entière et laissait une partie du commandement à son petit-fils Mérovée. Les cavaliers francs, en face de la cavalerie romaine, couvraient les deux côtés de leur infanterie; à leurs casques en forme de gueules ouvertes, ombragées de deux ailes de vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres que l'on aperçoit au milieu des 10 nuages pendant une tempête. Clodion, fils de Pharamond et père de Mérovée, brillait à la tête de ces cavaliers menaçants.

Sur une grève, derrière cet essaim d'ennemis, on apercevait leur Ccac camp, semblable à un marché de laboureurs et de pêcheurs; il était rempli de femmes et d'enfants, et retranché avec des bateaux de cuir 15 et des chariots attelés de grands bœufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en lambeaux faisaient sortir de jeunes poulains d'un bois sacré, afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston 3 promettait la victoire. La mer d'un côté, des forêts de l'autre, formaient le cadre de ce grand tableau.

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Le soleil du matin, s'échappant des replis d'un nuage d'or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l'océan et les deux armées. La terre paraît embrasée du feu des casques et des lances, les instruments guerriers sonnent l'air antique de Julés César partant pour les Gaules. La rage s'empare de tous les cœurs, les yeux roulent du sang, la main 25 frémit sur l'épée. Les chevaux se cabrent, creusent l'arène, secouenti leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour respirer les sons belliqueux. Les Romains commencent le chant de Probus :

« Quand nous aurons vaincu mille guerriers francs, combien ne vain- 30 crons-nous pas de millions de Perses! >>

Les Grecs répètent en chœur le pæan, et les Gaulois l'hymne des ¦ Druides. Les Francs répondent à ces cantiques de mort: ils serrent leurs boucliers contre leur bouche, et font entendre un mugissement

1 Chateaubriand seems here to be trying to connect the three lance heads with the fleur-de-lis.

2 Nothing definite is known of the Pharamond, the Mérovée, and the Clodion mentioned here.

3 In Germanic mythology Tuiston is one of the divinities of the lower world.
4 Roman emperor, born in 232 A.D.

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semblable au bruit de la mer que le vent brise contre un rocher; puis tout à coup, poussant un cri aigu, ils entonnent le bardit à la louange de leurs héros :

Pharamond Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.

«Nous avons lancé la francisque à deux tranchants; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie le corbeau nageait dans le sang des morts; tout l'océan n'était qu'une plaie les vierges ont pleuré longtemps !

Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.

«Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours en ont gémi; nos pères les rassasiaient de carnage! | Choisissons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé les heures de la 15 vie s'écoulent nous sourirons quand il faudra mourir ! »[es

Ainsi chantaient quarante mille barbares. Leurs cavaliers haussaient et baissaient leurs boucliers blancs en cadence, et à chaque refrain ils frappaient du fer d'un javelot leur poitrine couverte de fer. -« Les Martyrs », Book VI

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Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de 20 ma sœur: elles se mettaient au lit mourantes de peur; je me retirais au haut de ma tourelle; la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.

La fenêtre de mon donjon s'ouvrait Sur la cour intérieure; le jour, j'avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient 25 des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets, qui, durant l'été, s'enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait à l'occident, j'en étais averti par ses rayons, qui venaient à 30 mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d'une tour à l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit le plus désert, à l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois le vent semblait courir à 35 pas légers; quelquefois il laissait échapper des plaintes; tout à coup

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ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des
mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore.
A quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le
valet de chambre à l'entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre
comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait 5
pour moi la douce harmonie au son de laquelle le père de Montaigne
éveillait son fils.1

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L'entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconvénient; mais il tourna à mon avantage. Cette manière violente de me traiter me laissa 10 le courage d'un homme, sans m'ôter cette sensibilité d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait avec un sourire ironique : « Monsieur le chevalier aurait-il peur? », il m'eût fait coucher avec un mort. 15 Lorsque mon excellente mère me disait : «Mon enfant, tout n'arrive que par la permission de Dieu; vous n'avez rien à craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien » ; j'étais mieux rassuré que par tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient 20 que de jouets à mes caprices et d'ailes à mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel. C'est cet état moral qu'il faut maintenant décrire. Replongé dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passé, de me montrer tel que j'étais, 25 tel peut-être que je regrette de n'être plus, malgré les tourments que j'ai endurés...

...

Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.

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Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres drui- 30 diques; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes: j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour; je lui donnais ma beauté à 35 conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte

1 In order not to shock his son's nerves, Montaigne's father had him awakened by music.

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