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ils considèrent le charme de l'expression comme un engagement pour la conduite, et de là vient leur susceptibilité; car ils n'entendent pas un mot sans en tirer une conséquence, et ne conçoivent pas qu'on puisse traiter la parole en art libéral, qui n'a ni but ni résultat si ce 5 n'est le plaisir qu'on y trouve. L'esprit de conversation a quelquefois l'inconvénient d'altérer la sincérité du caractère; ce n'est pas une tromperie combinée, mais improvisée, si l'on peut s'exprimer ainsi. Les Français ont mis dans ce genre une gaieté qui les rend aimables, mais il n'en est pas moins certain que ce qu'il y a de plus sacré dans 10 ce monde a été ébranlé par la grâce, du moins par celle qui n'attache de l'importance à rien, et tourne tout en ridicule.

Les bons mots des Français ont été cités d'un bout de l'Europe à l'autre; de tout temps ils ont montré leur brillante valeur, et soulagé leurs chagrins d'une façon vive et piquante; de tout temps ils ont eu 15 besoin les uns des autres, comme d'auditeurs alternatifs qui s'encourageaient mutuellement; de tout temps ils ont excellé dans l'art de ce qu'il faut dire, et même de ce qu'il faut taire, quand un grand intérêt l'emporte sur leur vivacité naturelle; de tout temps ils ont eu le talent de vivre vite, d'abréger les longs discours, de faire place aux succes20 seurs avides de parler à leur tour; de tout temps, enfin, ils ont su ne prendre du sentiment et de la pensée que ce qu'il en faut pour animer l'entretien, sans lasser le frivole intérêt qu'on a d'ordinaire les uns pour les autres.

Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans 25 la crainte d'ennuyer leurs amis; ils devinent la fatigue qu'ils pourraient causer, par celle dont ils seraient susceptibles: ils se hâtent de montrer élégamment de l'insouciance pour leur propre sort, afin d'en avoir l'honneur au lieu d'en recevoir l'exemple. Le désir de paraître aimable conseille de prendre une expression de gaieté, quelle que soit la dispo30 sition intérieure de l'âme; la physionomie influe par degrés sur ce qu'on éprouve, et ce qu'on fait pour plaire aux autres émousse bientôt en soi-même ce qu'on ressent.

Une femme d'esprit a dit que Paris était le lieu du monde où l'on pouvait le mieux se passer de bonheur: c'est sous ce rapport qu'il con35 vient si bien à la pauvre espèce humaine; mais rien ne saurait faire qu'une ville d'Allemagne devînt Paris, ni que les Allemands pussent, sans se gâter entièrement, recevoir comme nous le bienfait de la distraction. A force de s'échapper à eux-mêmes ils finiraient par ne plus

se retrouver.

Le talent et l'habitude de la société servent beaucoup à faire connaître les hommes: pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité l'impression qu'on produit à chaque instant sur eux, celle qu'ils veulent nous cacher, celle qu'ils cherchent à nous exagérer, la satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres; on voit 5 passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés, qu'on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l'amourpropre y soit engagé. L'on y voit naître aussi l'approbation qu'il faut fortifier, sans cependant exiger d'elle plus qu'elle ne veut donner. Il n'est point d'arène où la vanité se montre sous des formes plus variées 10 que dans la conversation.

J'ai connu un homme que les louanges agitaient au point que, quand on lui en donnait, il exagérait ce qu'il venait de dire, et s'efforçait tellement d'ajouter à son succès, qu'il finissait toujours par le perdre. Je n'osais pas l'applaudir, de peur de le porter à l'affectation, et qu'il ne 15 se rendît ridicule par le bon cœur de son amour-propre. Un autre craignait tellement d'avoir l'air de désirer de faire effet, qu'il laissait tomber ses paroles négligemment et dédaigneusement. Sa feinte indolence trahissait seulement une prétention de plus, celle de n'en point avoir. Quand la vanité se montre, elle est bienveillante; quand elle 20 se cache, la crainte d'être découverte la rend amère, et elle affecte l'indifférence, la satiété, enfin tout ce qui peut persuader aux autres qu'elle n'a pas besoin d'eux. Ces différentes combinaisons sont amusantes pour l'observateur, et l'on s'étonne toujours que l'amour-propre ne prenne pas la route si simple d'avouer naturellement le désir de 25 plaire, et d'employer autant qu'il est possible la grâce et la vérité pour y parvenir.

Le tact qu'exige la société, le besoin qu'elle donne de se mettre à la portée des différents esprits, tout ce travail de la pensée, dans ses rapports avec les hommes, serait certainement utile, à beaucoup 30 d'égards, aux Allemands, en leur donnant plus de mesure, de finesse et d'habileté; mais dans ce talent de causer, il y a une sorte d'adresse qui fait perdre toujours quelque chose à l'inflexibilité de la morale: si l'on pouvait se passer de tout ce qui tient à l'art de ménager les hommes, le caractère en aurait sûrement plus de grandeur et d'énergie. 35

— « De l'Allemagne », Book I, chap. II

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND

Saint-Malo, 1768-1848, Paris

François-René de Chateaubriand, of an ancient but poverty-stricken family of Brittany, the youngest of a family of ten children, was born at Saint-Malo in 1768. His education was not thorough, his youth being more or less idly spent among the fisherfolk of his birthplace. It was first planned that he should enter the navy, but not receiving an appointment, he served for a time in the army, and then, in the spring of 1791, sailed for America. Being always a fanciful dreamer, he apparently had some thought of seeking the Northwest Passage, but he soon gave up what little idea he may ever have had of such a quest and was back in France before the expiration of nine months. After his return he married, joined the "émigrés," was wounded at Thionville, escaped to England, and there, for part of his seven years' stay, suffered extreme poverty. During his residence in England he wrote the "Essai sur les révolutions" (1797), in which he showed a skepticism which he refuted, later on, in the "Génie du christianisme" (1802). Before this date he had returned to France (1800), and had published "Atala" (1801), an Indian love tale drawn from the rich fund of impressions received in America. In the "Génie" Chateaubriand champions the Christian religion as the most poetical of all religions, the most favorable to the arts and letters, and the one to which the modern world owes most. Appearing at a time when Napoleon was seeking to reestablish Catholic worship, the "Génie " was well received in spite of the weakness of its proofs.

Napoleon appointed Chateaubriand secretary to the embassy at Rome, then ambassador to the Valais, a post which Chateaubriand indignantly resigned after the assassination of the duc d'Enghien (1804). In 1806 Chateaubriand started for a year's trip through the Orient and back to France through Spain, gaining impressions for the "Martyrs" (1809), a prose epic treating of the persecutions of the Christians in the time of Diocletian, and exemplifying the doctrines advocated in the "Génie." The account of his travels appeared in the "Itinéraire de Paris à Jérusalem" in 1811. In this same year he was elected to the Academy, though, for political reasons, Napoleon did not allow him to read his inaugural address.

Under the Restoration he became a prominent political figure, but retired from politics after the July Revolution, and wrote the "Mémoires d'outretombe,” in which, among pages of remarkable excellence, his extreme egotism appears.

The "Génie du christianisme" exposed the ideas which mark the beginning of a new era. Christian, national, and medieval subjects were to take the place of pagan, mythological, and ancient subjects. With Chateaubriand art became personal, imaginative, emotional. A disciple of Rousseau

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and Bernardin de Saint-Pierre, he depicts idyllic love in the wilds of the New World ("Atala "), and reveals the innermost melancholy emotions of his own heart ("René "), and thus leads up to the lyric outburst of the Romantic School.

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Ce dernier fleuve (le Méschacebé), dans un cours de plus de mille
lieues, arrose une délicieuse contrée que les habitants des États-Unis
appellent le Nouvel Éden, et à laquelle les Français ont laissé le doux
nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Méschacebé, le
Missouri, l'Illinois, l'Akanza, l'Ohio, le Wabache, le Tenase, l'en- 5
graissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces
fleuves se sont gonflés des déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont
abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s'assemblent
sur les sources. Bientôt la vase les cimente, les lianes les enchaînent,
et les plantes, y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider 10
ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au
Méschacebé; le fleuve s'en empare, les pousse au golfe Mexicain, les
échoue sur des bancs de sable, et accroît ainsi le nombre de ses embou-
chures. Par intervalle, il élève sa voix en passant sous les monts, et
répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des 1
pyramides des tombeaux indiens; c'est le Nil des déserts. Mais la
grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature;
tandis
que
le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des
pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter,

le long des rivages, des îles flottantes de pistia1 et de nénuphar, dont 20
les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpents
verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles, s'em-
barquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs; et la colonie, déployant
aux vents ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque anse
retirée du fleuve.

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Les deux rives du Méschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue; leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel, où ils s'évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles 30 sauvages. Quelquefois un bison chargé d'années, fendant les flots à la nage, se vient coucher, parmi de hautes herbes, dans une île du

1 "tropical duckweed" or "floating lettuce."

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Méschacebé. A son front orné de deux croissants,1 à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives.

Telle est la scène sur le bord occidental; mais elle change sur le bord opposé, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur le cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, 10 montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s'entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'extrémité des branches, s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent, égarées d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivière, sur lesquels elles jettent des ponts de fleurs. Du sein de ces massifs, le magnolia élève son cône immobile; surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, et n'a d'autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.

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Une multitude d'animaux placés dans ces retraites par la main du Créateur y répandent l'enchantement et la vie. De l'extrémité des avenues on aperçoit des ours enivrés de raisin qui chancellent sur les branches des ormeaux; des cariboux se baignent dans un lac; des écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages, des oiseaux25 moqueurs, des colombes de Virginie, de la grosseur d'un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises; des perroquets verts à la tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents oiseleurs sifflent suspendus aux dômes 30 des bois, en s'y balançant comme des lianes.

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Si tout est silence et repos dans les savanes de l'autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure: des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissements d'animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits; des bruis35 sements d'ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces solitudes, à balan cer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc, d'azur, de

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