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LES RUINES DE POMPÉI

Les ruines de Pompéi sont proches du Vésuve, et c'est par ces ruines que Corinne et lord Nelvil commencèrent leur voyage. Ils étaient silencieux l'un et l'autre ; car le moment de la décision de leur sort approchait, et cette vague espérance dont ils avaient joui si longtemps, et qui s'accorde si bien avec l'indolence et la rêverie qu'inspire 5 le climat d'Italie, devait enfin être remplacée par une destinée positive. Ils virent ensemble Pompéi, la ruine la plus curieuse de l'antiquité. A Rome, l'on ne trouve guère que les débris des monuments publics, et ces monuments ne retracent que l'histoire politique des siècles écoulés ; mais à Pompéi, c'est la vie privée des anciens qui s'offre à vous telle 10 qu'elle était. Le volcan qui a couvert cette ville de cendres l'a préservée des outrages du temps. Jamais des édifices exposés à l'air ne se seraient ainsi maintenus, et ce souvenir enfoui s'est retrouvé tout entier. Les peintures, les bronzes étaient encore dans leur beauté première, et tout ce qui peut servir aux usages domestiques est conservé d'une 15 manière effrayante. Les amphores sont encore préparées pour le festin du jour suivant; la farine qui allait être pétrie est encore là; les restes d'une femme sont encore ornés des parures qu'elle portait dans le jour de fête que le volcan a troublé, et ses bras desséchés ne remplissent plus le bracelet de pierreries qui les entoure encore. On ne peut voir 20 nulle part une image aussi frappante de l'interruption subite de la vie. Le sillon des roues est visiblement marqué sur les pavés dans les rues, et les pierres qui bordent les puits portent la trace des cordes qui les ont creusées peu à peu. On voit encore sur les murs d'un corps de garde les caractères mal formés, les figures grossièrement esquissées 25 que les soldats traçaient pour passer le temps, tandis que ce temps avançait pour les engloutir.

Quand on se place au milieu du carrefour des rues, d'où l'on voit de tous les côtés la ville qui subsiste encore presque en entier, il semble qu'on attende quelqu'un, que le maître soit prêt à venir; et l'appa- 30 rence même de vie qu'offre ce séjour fait sentir plus tristement son éternel silence. C'est avec des morceaux de lave pétrifiée que sont bâties la plupart de ces maisons qui ont été ensevelies par d'autres laves. Ainsi, ruines sur ruines, et tombeaux sur tombeaux! Cette histoire du monde, où les époques se comptent de débris en débris, 35 cette vie humaine, dont la trace se suit à la lueur des volcans qui l'ont consumée, remplissent le cœur d'une profonde mélancolie. Qu'il y a

longtemps que l'homme existe! qu'il y a longtemps qu'il vit, qu'il souffre et qu'il périt! Où peut-on retrouver ses sentiments et ses pensées? L'air qu'on respire dans ces ruines en est-il encore empreint, ou sont-elles pour jamais déposées dans le ciel, où règne l'immortalité ? 5 Quelques feuilles brûlées des manuscrits qui ont été trouvés à Herculanum et à Pompéi, et que l'on essaye de dérouler à Portici, sont tout ce qui nous reste pour interpréter les malheureuses victimes que le volcan, la foudre de la terre, a dévorées. Mais, en passant près de ces cendres que l'art parvient à ranimer, on tremble de respirer, de peur 10 qu'un souffle n'enlève cette poussière, où de nobles idées sont peutêtre encore empreintes.

Les édifices publics, dans cette ville même de Pompéi, qui était une des moins grandes d'Italie, sont encore assez beaux. Le luxe des anciens avait presque toujours pour but un objet d'intérêt public. 15 Leurs maisons particulières sont très petites, et l'on n'y voit point la recherche de la magnificence, mais un goût vif pour les beaux-arts s'y fait remarquer. Presque tout l'intérieur était orné de peintures les plus agréables, et de pavés de mosaïque artistement travaillés. Il y a beaucoup de ces pavés sur lesquels on trouve écrit: Salve (salut). Ce 20 mot est placé sur le seuil de la porte. Ce n'était pas sûrement une simple politesse que ce salut, mais une invocation à l'hospitalité. Les chambres sont singulièrement étroites, peu éclairées, n'ayant jamais de fenêtres sur la rue, et donnant presque toutes sur un portique qui est dans l'intérieur de la maison, ainsi que la cour de marbre qu'il 25 entoure. Au milieu de cette cour est une citerne simplement décorée. Il est évident, par ce genre d'habitation, que les anciens vivaient presque toujours en plein air, et que c'était ainsi qu'ils recevaient leurs amis. Rien ne donne une idée plus douce et plus voluptueuse de l'existence, que ce climat, qui unit intimement l'homme avec la nature. Il semble que le caractère des entretiens et de la société doit être tout autre avec de telles habitudes, que dans les pays où la rigueur du froid force à se renfermer dans les maisons. On comprend mieux les dialogues de Platon, en voyant ces portiques sous lesquels les anciens se promenaient la moitié du jour. Ils étaient sans cesse animés par le 35 spectacle d'un beau ciel : l'ordre social, tel qu'ils le concevaient, n'était point l'aride combinaison du calcul et de la force, mais un heureux ensemble d'institutions qui excitaient les facultés, développaient l'âme, et donnaient à l'homme pour but le perfectionnement de lui-même et de ses semblables.

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L'antiquité inspire une curiosité insatiable. Les érudits qui s'occupent seulement à recueillir une collection de noms qu'ils appellent l'histoire, sont sûrement dépourvus de toute imagination. Mais pénétrer dans le passé, interroger le cœur humain à travers les siècles, saisir un fait par un mot, et le caractère et les mœurs d'une nation par 5 un fait; enfin remonter jusqu'aux temps les plus reculés, pour tâcher de se figurer comment la terre, dans sa première jeunesse, apparaissait aux regards des hommes, et de quelle manière ils supportaient alors ce don de la vie, que la civilisation a tant compliqué maintenant; c'est un effort continuel de l'imagination, qui devine et découvre les 10 plus beaux secrets que la réflexion et l'étude puissent nous révéler. Ce genre d'intérêt et d'occupation attirait singulièrement Oswald, et il répétait souvent à Corinne que, s'il n'avait pas eu dans son pays de nobles intérêts à servir, il n'aurait trouvé la vie supportable que dans les contrées où les monuments de l'histoire tiennent lieu de l'existence 15 présente. Il faut au moins regretter la gloire, quand il n'est plus possible de l'obtenir. C'est l'oubli seul qui dégrade l'âme; mais elle peut trouver un asile dans le passé, quand d'arides circonstances privent les actions de leur but.

En sortant de Pompéi et repassant à Portici, Corinne et lord Nelvil 20 furent bientôt entourés par les habitants, qui les engageaient à grands cris à venir voir la montagne; c'est ainsi qu'ils appellent le Vésuve. A-t-il besoin d'être nommé? Il est pour les Napolitains la gloire et la patrie; leur pays est signalé par cette merveille. Oswald voulut que Corinne fût portée sur une espèce de palanquin jusqu'à l'ermitage de 25 Saint-Salvador, qui est à moitié chemin de la montagne, et où les voyageurs se reposent avant d'entreprendre de gravir sur le sommet. Il allait à cheval à côté d'elle, pour surveiller ceux qui la portaient; et plus son cœur était rempli par les généreuses pensées qu'inspirent la nature et l'histoire, plus il adorait Corinne.

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Au pied du Vésuve, la campagne est la plus fertile et la mieux cultivée que l'on puisse trouver dans le royaume de Naples, c'est-à-dire dans la contrée de l'Europe la plus favorisée du ciel. La vigne célèbre dont le vin est appelé lacryma Christi, se trouve dans cet endroit, et tout à côté des terres dévastées par la lave. On dirait que la nature a 35 fait un dernier effort en ce lieu voisin du volcan, et s'est parée de ses plus beaux dons avant de périr. A mesure que l'on s'élève on découvre, en se retournant, Naples et l'admirable pays qui l'environne. Les rayons du soleil font scintiller la mer comme des pierres précieuses;

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mais toute la splendeur de la création s'éteint par degrés, jusqu'à la terre de cendre et de fumée qui annonce l'approche du volcan. Les laves ferrugineuses des années précédentes tracent sur le sol leur large et noir sillon, et tout est aride autour d'elles. A une certaine hauteur 5 les oiseaux ne volent plus, à telle autre les plantes deviennent très rares, puis les insectes même ne trouvent plus rien pour subsister dans cette nature consumée. Enfin tout ce qui a vie disparaît; vous entrez dans l'empire de la mort, et la cendre de cette terre pulvérisée roule seule sous vos pieds mal affermis.

Nè greggi nè armenti

Guida bifolco mai, guida pastore.

Jamais le berger ni le pasteur ne conduisent en ce lieu ni leurs brebis ni leurs troupeaux.

Un ermite habite là, sur les confins de la vie et de la mort. Un 15 arbre, le dernier adieu de la végétation, est devant sa porte; et c'est à l'ombre de son pâle feuillage que les voyageurs ont coutume d'attendre que la nuit vienne, pour continuer leur route; car pendant le jour les feux du Vésuve ne s'aperçoivent que comme un nuage de fumée, et la lave, si ardente de nuit, paraît sombre à la clarté du 20 soleil. Cette métamorphose elle-même est un beau spectacle, qui renouvelle chaque soir l'étonnement que la continuité du même aspect pourrait affaiblir. L'impression de ce lieu, sa solitude profonde, donnèrent à lord Nelvil plus de force pour révéler ses secrets sentiments; et, désirant encourager la confiance de Corinne, il consentit à lui par25 ler, et lui dit avec une vive émotion : - Vous voulez lire jusqu'au fond de l'âme de votre malheureux ami: eh bien! je vous avouerai tout : mes blessures vont se rouvrir, je le sens; mais, en présence de cette nature immuable, faut-il donc avoir tant de peur des souffrances que le temps entraîne avec lui? « Corinne », Book XI, chap. 4

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DE L'ESPRIT DE CONVERSATION

En Orient, quand on n'a rien à se dire, on fume du tabac de rose ensemble, et de temps en temps on se salue les bras croisés sur la poitrine, pour se donner un témoignage d'amitié; mais dans l'Occident on a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l'âme s'est souvent dissipé dans ces entretiens où l'amour-propre est sans cesse en mouve35 ment pour faire effet tout de suite, et selon le goût du moment et du cercle où l'on se trouve.

Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l'esprit et le goût de la conversation sont le plus généralement répandus; et ce qu'on appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie, qui est indépendant des amis même qu'on y a laissés, s'applique particulièrement à ce plaisir de causer, que les Français ne retrouvent nulle 5 part au même degré que chez eux. Volney raconte1 que des Français émigrés voulaient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des terres en Amérique; mais de temps en temps ils quittaient toutes leurs occupations pour aller, disaient-ils, causer à la ville; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, était à six cents lieues de leur demeure. 10 Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer: la parole n'y est pas seulement, comme ailleurs, un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c'est un instrument dont on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

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Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée, ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation; les idées ni les connaissances qu'on peut y développer n'en sont pas le principal intérêt; c'est une certaine manière d'agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler 20 aussitôt qu'on pense, de jouir à l'instant de soi-même, d'être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l'accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d'électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l'excès même de leur vivacité, et réveille les autres d'une apathie pénible. . . . 25 Le cours des idées, depuis un siècle, a été tout à fait dirigé par la conversation. On pensait pour parler, on parlait pour être applaudi, et tout ce qui ne pouvait pas se dire semblait être de trop dans l'âme. C'est une disposition très agréable que le désir de plaire; mais elle diffère pourtant beaucoup du besoin d'être aimé : le désir de plaire 30 rend dépendant de l'opinion, le besoin d'être aimé en affranchit: on pourrait désirer de plaire à ceux même à qui l'on ferait beaucoup de mal, et c'est précisément ce qu'on appelle de la coquetterie; cette coquetterie n'appartient pas exclusivement aux femmes; il y en a dans toutes les manières qui servent à témoigner plus d'affection 35 qu'on n'en éprouve réellement. La loyauté des Allemands ne leur permet rien de semblable; ils prennent la grâce au pied de la lettre,

1 " De la colonie du Poste-Vincennes sur la Wabash," Article IV. Volney (1757-1820) visited America in 1795.

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