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Dans les balancements du vaisseau, ce qu'on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent, et, comme il n'était plus retenu que par une seule ansière, il fut jeté sur les rochers à une demi-encâblure du rivage. Ce ne fut qu'un cri de douleur parmi nous. Paul allait s'élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras: «Mon fils, lui dis-je, 5 voulez-vous périr? Que j'aille à son secours, s'écria-t-il, ou que je meure! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l'une des extrémités. Paul alors s'avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelque- 10 fois il avait l'espoir de l'aborder, car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu'on eût pu en faire le tour à pied; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d'énormes voûtes d'eau qui soulevaient tout l'avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le 15 malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. A peine ce jeune homme avait-il repris l'usage de ses sens, qu'il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entr'ouvrait par d'horribles secousses. Tout l'équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, 20 sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux. On vit alors un objet digne d'une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d'efforts pour la joindre. C'était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de 25 cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d'un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s'étaient jetés à la mer. Il n'en restait plus qu'un sur le pont, qui était nerveux comme Hercule. ... On entendit aussitôt 30 ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-la, sauvez-la, ne la quittez pas ! » Mais, dans ce moment, une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le vaisseau, qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants.

A cette terrible vue, le matelot s'élança seul à la mer; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur son cœur, et, levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

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O jour affreux! hélas! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs qu'un mouvement d'humanité avait portés à s'avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l'avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à une mort cer5 taine, s'agenouilla sur le sable, en disant : « O mon Dieu! vous m'avez sauvé la vie; mais je l'aurais donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle. >> » Domingue et moi nous retirâmes des flots le malheureux Paul, sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains des chirurgiens; 10 et nous cherchâmes de notre côté, le long du rivage, si la mer n'y apportait point le corps de Virginie: mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture.

- «Paul et Virginie »

ANDRÉ CHÉNIER

Constantinople, 1762-1794, Paris

André Chénier was born in Constantinople in 1762, his father being French consul there at that time. When he was four years of age the family moved to France. After completing his studies at the Collège de Navarre, Paris, André served in the army for a few months (1782-1783), and then somewhat later (1784) traveled in Switzerland and Italy. In 1787 he went to England as secretary to the French ambassador, Monsieur de la Luzerne. Soon after the Revolution broke out he returned to Paris, his sympathies being with the revolutionists; but believing in a constitutional monarchy, he shortly became horrified by the spirit of the extremists among the radical party, wrote articles and pamphlets in defense of his position, was arrested as a suspect on March 7, 1794, and executed on July 25, two days before the fall of Robespierre would have saved him.

Very little of his poetry appeared during his lifetime (the first edition came out in 1819), though some of it was written before his residence in Switzerland, and enjoyed by a small circle of friends. In addition to the short poems (eclogues, idyls, elegies, etc.) of classical style, on which his fame largely rests, and the political poems (odes and iambics), written during the last four years of his life and containing some of his best verses, he planned and in part wrote some long didactic and philosophical poems ("Amérique," "Hermès ") after the spirit of the encyclopedists.

His poetry is simple, graceful, and elegant, showing a very decided influence of the Greek masters, whom he learned to love through his mother, who belonged to a cultured Greek family. With him lyric poetry ceased to be the mere plaything, the game, it had been in the eighteenth century, and became the sincere and serious expression of profound personal sentiment, with a slight touch of melancholia and sentimentality, though he was rather Hellenic than Romantic. He made free use of enjambment. "Sur des pensers nouveaux," he said, "faisons des vers antiques." Although cut off almost at the beginning of his career, he stands out as one of the greatest poets of France, certainly as the greatest French poet of the eighteenth century.

LE JEUNE MALADE

« Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères,
Dieu de la vie, et dieu des plantes salutaires,

Dieu vainqueur de Python,1 dieu jeune et triomphant,

1 The monstrous hundred-headed serpent killed by Apollo near Delphi,

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IO

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Prends pitié de mon fils, de mon unique enfant !
Prends pitié de sa mère aux larmes condamnée,
Qui ne vit que pour lui, qui meurt abandonnée,
Qui n'a pas dû rester pour voir mourir son fils;
Dieu jeune, viens aider sa jeunesse. Assoupis,
Assoupis dans son sein cette fièvre brûlante
Qui dévore la fleur de sa vie innocente.
Apollon, si jamais, échappé du tombeau,
Il retourne au Ménale1 avoir soin du troupeau,
Ces mains, ces vieilles mains orneront ta statue
De ma coupe d'onyx à tes pieds suspendue;
Et, chaque été nouveau, d'un taureau mugissant
La hache à ton autel fera couler le sang.

Eh bien! mon fils, es-tu toujours impitoyable?

Ton funeste silence est-il inexorable?

Mon fils, tu veux mourir? Tu veux, dans ses vieux ans,

Laisser ta mère seule avec ses cheveux blancs?

Tu veux que ce soit moi qui ferme ta paupière?
Que j'unisse ta cendre à celle de ton père?
C'est toi qui me devais ces soins religieux,
Et ma tombe attendait tes pleurs et tes adieux.
Parle, parle, mon fils, quel chagrin te consume?
Les maux qu'on dissimule en ont plus d'amertume.
Ne lèveras-tu point ces yeux appesantis ?

Ma mère, adieu; je meurs, et tu n'as plus de fils.
Non, tu n'as plus de fils, ma mère bien-aimée.
Je te perds. Une plaie ardente, envenimée,
Me ronge; avec effort je respire, et je crois
Chaque fois respirer pour la dernière fois.
Je ne parlerai pas. Adieu; ce lit me blesse,
Ce tapis qui me couvre accable ma faiblesse ;
Tout me pèse et me lasse. Aide-moi, je me meurs.
Tourne-moi sur le flanc. Ah! j'expire! ô douleurs !

-Tiens, mon unique enfant, mon fils, prends ce breuvage,
Sa chaleur te rendra ta force et ton courage.

La mauve, le dictame ont, avec les pavots,

Mêlé leurs sucs puissants qui donnent le repos :
Sur le vase bouillant, attendrie à mes larmes,
Une Thessalienne a composé des charmes.

1 Mænalus is a mountain in southeastern Arcadia.

Ton corps débile a vu trois retours du soleil
Sans connaître Cérès,1 ni tes yeux le sommeil.
Prends, mon fils, laisse-toi fléchir à ma prière;
C'est ta mère, ta vieille inconsolable mère
Qui pleure; qui jadis te guidait pas à pas,
T'asseyait sur son sein, te portait dans ses bras;
Que tu disais aimer, qui t'apprit à le dire;
Qui chantait, et souvent te forçait à sourire
Lorsque tes jeunes dents, par de vives douleurs,
De tes yeux enfantins faisaient couler des pleurs.
Tiens, presse de ta lèvre, hélas ! pâle et glacée,
Par qui cette mamelle était jadis pressée,
Un suc qui te nourrisse et vienne à ton secours,
Comme autrefois mon lait nourrit tes premiers jours.

O coteaux d'Érymanthe! 2 ô vallons! ô bocage!
O vent sonore et frais qui troublais le feuillage,
Et faisais frémir l'onde, et sur leur jeune sein
Agitais les replis de leur robe de lin!

...

De légères beautés troupe agile et dansante.
Tu sais, tu sais, ma mère? aux bords de l'Érymanthe.

Là, ni loups ravisseurs, ni serpents, ni poisons...

O visage divin! ô fêtes! ô chansons!

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20

Des pas entrelacés, des fleurs, une onde pure,
Aucun lieu n'est si beau dans toute la nature.

Dieux! ces bras et ces fleurs, ces cheveux, ces pieds nus
Si blancs, si délicats! je ne les verrai plus!

Oh! portez, portez-moi sur les bords d'Érymanthe;

...

Que je la voie encor, cette vierge charmante !
Oh! que je voie au loin la fumée à longs flots
S'élever de ce toit au bord de cet enclos.
Assise à tes côtés, ses discours, sa tendresse,
Sa voix, trop heureux père ! enchante ta vieillesse.
Dieux! par-dessus la haie élevée en remparts,
Je la vois, à pas lents, en longs cheveux épars,
Seule, sur un tombeau, pensive, inanimée,
S'arrêter et pleurer sa mère bien-aimée.

Oh! que tes yeux sont doux ! que ton visage est beau !
Viendras-tu point aussi pleurer sur mon tombeau ?
Viendras-tu point aussi, la plus belle des belles,
Dire sur mon tombeau : Les Parques sont cruelles !

1 Goddess of the harvests, used here in the sense of "bread."
2 Erymanthus is a mountain between Arcadia and Achaia.

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