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JACQUES-HENRI BERNARDIN DE

SAINT-PIERRE

Le Havre, 1737-1814, Éragny

Bernardin de Saint-Pierre, by profession an engineer, did a considerable amount of wandering about, professionally and otherwise, through Holland, Germany, Poland, Russia, and the Ile de France, vainly attempting, meanwhile, to find an occasion for the materialization of his fanciful Utopian ideas, and in reality finding nothing but disappointment. Soon after his return to France, in 1771, he made the acquaintance of J.-J. Rousseau, and became one of his most ardent admirers and disciples. In 1773 he published the "Voyage à l'Ile de France," which attracted but little attention. In 1784 appeared the "Études de la nature," which brought him fame and led to his appointment, in 1792, as intendant of the Jardin des Plantes, a post which Buffon had held. He became professor at the École Normale in 1794, and died in 1814.

By far his most popular if not his most significant work is "Paul et Virginie" (1788), a charmingly simple love tale whose hero and heroine experience perfect happiness until civilization, the church, and the state disturb their peace. He thus continues in Rousseau's footsteps, believing in the natural goodness of man, and excelled Rousseau in the warmth and variety of coloring, the tropical luxuriance, which he gave his landscapes. Rousseau gives us the sentiment of nature, Bernardin de Saint-Pierre the sensation. Mention should also be made of the "Chaumière indienne" (1791) and the "Harmonies de la nature" (1796).

LES NUAGES

Dans une belle nuit d'été, quand le ciel est serein, et chargé seulement de quelques vapeurs légères propres à arrêter et à réfranger1 les rayons du soleil lorsqu'ils traversent les extrémités de notre atmosphère, transportez-vous dans une campagne d'où l'on puisse apercevoir les premiers feux de l'aurore. Vous verrez d'abord blanchir, à l'horizon, le lieu où elle doit paraître; et cette espèce d'auréole lui a fait donner, à cause de sa couleur, le nom d'aube, du mot latin alba, qui veut dire blanche. Cette blancheur monte insensiblement au ciel, et se teint en jaune à quelques degrés au-dessus de l'horizon; le jaune, 10 en s'élevant à quelques degrés plus haut, passe à l'orangé; et cette

1 "refract."

nuance d'orangé s'élève au-dessus en vermillon vif qui s'étend jusqu'au zénith. De ce point, vous apercevez au ciel, derrière vous, le violet à la suite du vermillon, puis l'azur, ensuite le gros bleu ou indigo, et enfin le noir tout à fait à l'occident.

Quoique ce développement de couleurs présente une multitude infi- 5 nie de nuances intermédiaires qui se succèdent assez rapidement, cependant il y a un moment, et, si je me le rappelle bien, c'est celui où le soleil est près de montrer son disque, où le blanc éblouissant se fait voir à l'horizon; le jaune pur, à quarante-cinq degrés d'élévation; la couleur de feu, au zénith; à quarante-cinq degrés au-dessous, vers 10 l'occident, le bleu pur; et à l'occident même, le voile sombre de la nuit qui touche encore l'horizon. Du moins j'ai cru remarquer cette progression entre les tropiques, où il n'y a presque pas de réfraction horizontale qui fasse anticiper la lumière sur les ténèbres, comme dans nos climats.

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J.-J. Rousseau me disait un jour que, quoique le champ de ces couleurs célestes soit le bleu, les teintes du jaune qui se fondent avec lui n'y produisent point la couleur verte, comme il arrive dans nos couleurs matérielles, lorsqu'on mêle ces deux nuances ensemble. Mais je lui répondis que j'avais aperçu plusieurs fois du vert au ciel, non seu- 20 lement entre les tropiques, mais sur l'horizon de Paris. A la vérité cette couleur ne se voit guère ici que dans quelque belle soirée d'été. J'ai aperçu aussi dans les nuages des tropiques, principalement sur la mer et dans les tempêtes, toutes les couleurs qu'on peut voir sur la terre. Il y en a alors de cuivrées, de couleur de fumée de pipe, de 25 brunes, de rousses, de noires, de grises, de livides, de couleur marron, et de celle de gueule de four enflammé. Quant à celles qui y paraissent dans les jours sereins, il y en a de si vives et de si éclatantes, qu'on n'en verra jamais de semblables dans aucun palais, quand on y rassemblerait toutes les pierreries du Mogol. Quelquefois les vents alizés du 30 nord-est ou du sud-est, qui y soufflent constamment, cardent les nuages comme si c'étaient des flocons de soie; puis ils les chassent à l'occident, en les croisant les uns sur les autres comme les mailles d'un panier à jour. Ils jettent, sur les côtés de ce réseau, les nuages qu'ils n'ont pas employés, et qui ne sont pas en petit nombre; ils les roulent 35 en énormes masses blanches comme la neige, les contournent sur leurs bords en forme de croupes, et les entassent les uns sur les autres comme les Cordillères du Pérou, en leur donnant des formes de montagnes, de cavernes et de rochers; ensuite, vers le soir, ils calmissent.

un peu, comme s'ils craignaient de déranger leur ouvrage. Quand le soleil vient à descendre derrière ce magnifique réseau, on voit passer par tous ses losanges une multitude de rayons lumineux qui y font un tel effet que les deux côtés de chaque losange qui en sont éclairés 5 paraissent relevés d'un filet d'or, et les deux autres, qui devraient être dans l'ombre, sont teints d'un superbe nacarat. Quatre ou cinq gerbes de lumière, qui s'élèvent du soleil couchant jusqu'au zénith, bordent de franges d'or les sommets indécis de cette barrière céleste, et vont frapper des reflets de leurs feux les pyramides des montagnes aériennes Io collatérales, qui semblent alors être d'argent et de vermillon. C'est dans ce moment qu'on aperçoit, au milieu de leurs croupes redoublées, une multitude de vallons qui s'étendent à l'infini, en se distinguant à leur ouverture par quelque nuance de couleur de chair ou de rose. Ces vallons célestes présentent, dans leurs divers contours, des teintes ini15 mitables de blanc, qui fuient à perte de vue dans le blanc, ou des ombres qui se prolongent, sans se confondre, sur d'autres ombres. Vous voyez çà et là sortir des flancs caverneux de ces montagnes, des fleuves de lumière qui se précipitent en lingots d'or et d'argent sur des rochers de corail. Ici, ce sont de sombres rochers, percés à jour, qui 20 laissent apercevoir par leurs ouvertures le bleu pur du firmament; là, ce sont de longues grèves sablées d'or, qui s'étendent sur de riches fonds du ciel, ponceaux, écarlates, et verts comme l'émeraude. La réverbération de ces couleurs occidentales se répand sur la mer, dont elle glace les flots azurés de safran et de pourpre. Les matelots, 25 appuyés sur les passavants du navire, admirent en silence ces paysages aériens. Quelquefois ce spectacle sublime se présente à eux à l'heure de la prière, et semble les inviter à élever leurs cœurs comme leurs vœux vers les cieux. Il change à chaque instant: bientôt ce qui était lumineux est simplement coloré; et ce qui était coloré est dans 30 l'ombre. Les formes en sont aussi variables que les nuances; ce sont tour à tour des îles, des hameaux, des collines plantées de palmiers, de grands ponts qui traversent des fleuves, des campagnes d'or, d'améthystes, de rubis, ou plutôt ce n'est rien de tout cela; ce sont des couleurs et des formes célestes qu'aucun pinceau ne peut rendre, ni 35 aucune langue exprimer. . .

Ces concerts admirables de lumières et de formes, qui ne se manifestent que dans la partie inférieure des nuages, la moins éclairée du soleil, sont produits par des lois qui me sont tout à fait inconnues. Mais quelle que soit leur variété, elles s'y réduisent à cinq couleurs;

le jaune y paraît une génération du blanc, le rouge une nuance plus foncée du jaune, le bleu une teinte de rouge plus renforcée, et le noir la dernière teinte du bleu. On ne peut douter de cette progression, lorsqu'on observe, le matin, comme je l'ai dit, le développement de la lumière dans les cieux; vous y voyez ces cinq couleurs, avec leurs 5 nuances intermédiaires, s'engendrer les unes des autres à peu près dans cet ordre: le blanc, le jaune soufre, le jaune citron, le jaune d'œuf, l'orangé, la couleur aurore, le ponceau, le rouge plein, le rouge carminé, le pourpre, le violet, l'azur, l'indigo et le noir. Chacune de ces couleurs ne semble être qu'une teinte forte de celle qui la précède, 10 et une teinte légère de celle qui la suit; en sorte que toutes ensemble ne paraissent que des modulations d'une progression dont le blanc est le premier terme, et le noir le dernier.

—« «Études de la nature », Xe Étude

LE NAUFRAGE DU SAINT-GÉRAN

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Depuis le moment où le Saint-Géran1 aperçut que nous étions à portée de le secourir il ne cessa de tirer du canon de trois minutes en 15 trois minutes. M. de La Bourdonnaye fit allumer de grands feux de distance en distance sur la grève, et envoya chez tous les habitants du voisinage chercher des vivres, des planches, des câbles et des tonneaux vides. On en vit arriver bientôt une foule, accompagnés de leurs noirs, chargés de provisions et d'agrès, qui venaient des habitations de la 20 Poudre-d'Or, du quartier de Flacque et de la rivière du Rempart. Un des plus anciens de ces habitants s'approcha du gouverneur, et lui dit : << Monsieur, on a entendu, toute la nuit, des bruits sourds dans la montagne; dans les bois les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse du vent; les oiseaux de marine se réfugient à terre: certaine- 25 ment tous ces signes annoncent un ouragan. - Eh bien! mes amis, répondit le gouverneur, nous y sommes préparés, et sûrement le vaisseau l'est aussi. »

En effet, tout présageait l'arrivée prochaine d'un ouragan. Les nuages qu'on distinguait au zénith étaient, à leur centre, d'un noir 30 affreux, et cuivrés sur leurs bords. L'air retentissait des cris des pailleen-cul,2 des frégates, des coupeurs-d'eau et d'une multitude d'oiseaux

1 Paul has received news that Virginia is on the Saint-Géran just arriving from France. He goes to welcome her, but a hurricane comes on, and the ship, close in to shore, is in great danger. M. de La Bourdonnaye, governor of the island, has come to render all possible assistance. 2" tropic-birds."

de marine, qui, malgré l'obscurité de l'atmosphère, venaient de tous les points de l'horizon chercher des retraites dans l'île.

Vers les neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d'eau, mêlés à des ton5 nerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s'écria : << Voilà l'ouragan!», et dans l'instant un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l'île d'Ambre et son canal. Le SaintGéran parut alors à découvert, avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en 10 berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenu sur son arrière. Il

était mouillé entre l'île d'Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l'île de France, et qu'il avait franchie par un endroit où jamais vaisseau n'avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d'eau qui s'enga15 geait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu'on en voyait la carène en l'air; mais, dans ce mouvement, sa poupe venant à plonger, disparaissait à la vue jusqu'au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position, où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s'en aller par où 20 il était venu, ou, en coupant ses câbles, d'échouer sur le rivage, dont il était séparé par de hauts fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait briser sur la côte s'avançait en mugissant jusqu'au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres ; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du lit du 25 rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l'île d'Ambre n'était qu'une vaste nappe d'écumes blanches, creusée de vagues profondes. Ces écumes s'amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur, et le vent, 30 qui en balayait la surface, les portait par-dessus l'escarpement du rivage à plus d'une demi-lieue dans les terres. A leurs flocons blancs et innombrables qui étaient chassés horizontalement jusqu'au pied des montagnes, on eût dit d'une neige qui sortait de la mer. L'horizon offrait tous les signes d'une longue tempête; la mer y paraissait con35 fondue avec le ciel. Il s'en détachait sans cesse des nuages d'une forme horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d'autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n'apercevait aucune partie azurée du firmament; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux.

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