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intelligence: ainsi, plus il observera, plus il cultivera la nature, plus il aura de moyens pour se la soumettre, et plus de facilités pour tirer de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors de son inépuisable fécondité.

Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l'intelligence! Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique? Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d'être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre Io tous les hommes, non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux, en veillant à leur conservation, à l'épargne de leurs sueurs et de leur sang par la paix, par l'abondance des subsistances, par les aisances de la vie et les facilités pour leur propagation? Voilà le but moral de toute société qui chercherait à s'améliorer. Et pour le phy15 sique, la médecine et les autres arts dont l'objet est de nous conserver, sont-ils aussi avancés, aussi connus que les arts destructeurs enfantés par la guerre ? Il semble que de tout temps l'homme ait fait moins de réflexions sur le bien que de recherches pour le mal: toute société est mêlée de l'un et de l'autre ; et comme de tous les sentiments qui 20 affectent la multitude, la crainte est le plus puissant, les grands talents dans l'art de faire du mal ont été les premiers qui aient frappé l'esprit de l'homme; ensuite ceux qui l'ont amusé ont occupé son cœur ; et ce n'est qu'après un trop long usage de ces deux moyens de faux honneur et de plaisir stérile, qu'enfin il a reconnu que sa vraie gloire 25 est la science, et la paix son vrai bonheur.

- << Septième époque de la nature »

SUR LE STYLE

Pour bien écrire, il faut posséder pleinement son sujet; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement 30 sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style; c'est aussi ce qui en fera l'unité et ce qui en réglera la rapidité; et cela seul aussi suffira pour le rendre précis 35 et simple, égal et clair, vif et suivi. A cette première règle, dictée par

le génie, si l'on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l'attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l'on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n'est que brillant, et une répugnance constante pour 5 l'équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l'on écrit comme l'on pense, si l'on est convaincu de ce que l'on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se 10 marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu'il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur.

C'est ainsi, messieurs, qu'il me semblait, en vous lisant, que vous me parliez, que vous m'instruisiez. Mon âme, qui recueillait avec avidité ces oracles de la sagesse, voulait prendre l'essor et s'élever jusqu'à 15 vous: vains efforts! Les règles, disiez-vous encore, ne peuvent suppléer au génie; s'il manque, elles seront inutiles. Bien écrire, c'est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre; c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût. Le style suppose la réunion et l'exercice de toutes les facultés intellectuelles: les idées 20 seules forment le fond du style, l'harmonie des paroles n'en est que l'accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes. Il suffit d'avoir un peu d'oreille pour éviter les dissonances, et de l'avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l'imitation de la cadence poétique et 25 des tours oratoires. Or, jamais l'imitation n'a rien créé aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond, ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d'idées.

Le ton n'est que la convenance du style à la nature du sujet; il ne doit jamais être forcé; il naîtra naturellement du fond même de la 30 chose, et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on aura porté ses pensées. Si l'on s'est élevé aux idées les plus générales, et si l'objet en lui-même est grand, le ton paraîtra s'élever à la même hauteur; et si, en le soutenant à cette élévation, le génie fournit assez pour donner à chaque objet une forte lumière, si l'on peut ajouter la 35 beauté du coloris à l'énergie du dessin, si l'on peut, en un mot, représenter chaque idée par une image vive et bien terminée, et former de chaque suite d'idées un tableau harmonieux et mouvant, le ton sera non seulement élevé, mais sublime.

Ici, messieurs, l'application ferait plus que la règle; les exemples instruiraient mieux que les préceptes: mais, comme il ne m'est pas permis de citer les morceaux sublimes qui m'ont si souvent transporté en lisant vos ouvrages, je suis contraint de me borner à des réflexions. 5 Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, 10 parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer: s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également 15 admiré dans tous les temps; car il n'y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or, un beau style n'est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l'esprit 20 humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l'histoire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très grand objet, l'homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature; la poésie la peint et l'embellit; elle peint aussi les hommes, 25 elle les agrandit, les exagère; elle crée les héros et les dieux: l'histoire ne peint que l'homme, et le peint tel qu'il est; ainsi le ton de l'historien ne deviendra sublime que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et, partout ailleurs, il suffira 30 qu'il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu'il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l'espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l'âme, de l'esprit humain, des sentiments, des passions; dans le reste, il suffira qu'il soit noble et élevé. Mais le ton de l'orateur et du poète, 35 dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu'ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d'illusion qu'il leur plaît; et que, devant toujours peindre et toujours grandir les objets, ils doivent aussi partout employer toute la force et déployer toute l'étendue de leur génie.

« Discours prononcé à l'Académie française »

BEAUMARCHAIS

(PIERRE-AUGUSTIN CARON)

Paris, 1732-1799, Paris

Pierre-Augustin Caron was born at Paris in 1732. He first applied himself to his father's profession, watchmaking, and at the age of twenty-one invented a new escapement. Being ambitious and remarkably versatile, he soon signed himself watchmaker to the king, became music master to the king's daughters, comptroller in the household of Louis XV, a successful man of affairs, and, as a side issue, an author of two comedies which have won him lasting fame. The name by which he is known, Beaumarchais, was assumed after his first marriage, when he purchased letters of nobility (1761). In 1764 he visited Spain on business and to look after the interests of one of his sisters, an incident which inspired his first play, "Eugénie" (1767). Neither "Eugénie" nor “Les deux amis,” which appeared in 1770, had any success. Soon after the appearance of this latter play began a series of lawsuits, resulting from a claim of Beaumarchais against the estate of Paris-Duverney, with whom he had had business relations. These suits, before they were finally closed, were to call forth the " Mémoires" against Goëzman, - masterpieces of audacity, irony, and wit, which more than offset the accusations brought against him in his suits, and made him the idol of the people, who saw in his attack against Goëzman a reflection of their own case against the government. In 1775 he brought out "Le barbier de Séville,” and soon after wrote "Le mariage de Figaro,” which, however, for political reasons, was not played until 1784, when it had a brilliant success, as much perhaps on account of its political satire, as for its literary excellence. In the meantime he furnished arms to the American colonists for large amounts which were not paid until years after his death, and undertook secret missions in regard to the suppression of certain pamphlets about Louis XV and Marie Antoinette. He also took charge of the famous Kehl edition of Voltaire's works. During the French revolution he became very much entangled in questionable enterprises and lost his property. He died in 1799.

His greatest creation is Figaro, an energetic, ambitious, somewhat unscrupulous character of unusual ability, who felt that society was not giving him a fair deal. Figaro represents the restless revolutionary malcontents of the Tiers-État. "Un grand," he says, nous fait assez de bien quand il ne nous

fait pas de mal."

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In "Le mariage de Figaro" the political and social satire becomes more bitter than in "Le barbier." One feels that the crisis of the Revolution is near at hand. Beaumarchais's two plays mark epochs not only in literature but in history as well. "La mère coupable” (1792) adds nothing to his reputation.

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UNE QUERELLE

Bartholo, Rosine1

Bartholo. Il est enfin parti! (4 part.) Dissimulons.

Rosine. Convenez pourtant, monsieur, qu'il est bien gai, ce jeune soldat! A travers son ivresse, on voit qu'il ne manque ni d'esprit, ni d'une certaine éducation.

Bartholo. Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer! Mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu'il t'a remis ? Rosine. Quel papier?

Bartholo. Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter. Rosine. Bon! c'est la lettre de mon cousin l'officier, qui était tom10 bée de ma poche.

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Bartholo. J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne.
Rosine. Je l'ai très bien reconnue.

Bartholo. Qu'est-ce qu'il coûte d'y regarder?

Rosine. Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait.
Bartholo (montrant la pochette). Tu l'as mise là.

Rosine. Ah! ah! par distraction.

Bartholo. Ah! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie. Rosine (à part). Si je ne le mets pas en colère, il n'y aura pas moyen de refuser.

Bartholo. Donne donc, mon cœur.

Rosine. Mais quelle idée avez-vous en insistant, monsieur? est-ce encore quelque méfiance? 2

Bartholo. Mais vous, quelle raison avez-vous de ne pas la montrer ? Rosine. Je vous répète, monsieur, que ce papier n'est autre que la 25 lettre de mon cousin, que vous m'avez rendue hier toute décachetée ; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.

Bartholo. Je ne vous entends pas !

Rosine. Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent ? Pourquoi 30 vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés ? Si c'est jalousie, elle m'insulte; s'il s'agit de l'abus d'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.

1 Bartholo desires to marry his ward Rosine, who dislikes him. Rosine is interested in the count Almaviva, who has just left the house, having, in order to gain admission, disguised himself as a soldier and pretended that he was intoxicated. Before leaving Almaviva had given Rosine a note.

2 He had previously accused her of having written a note.

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