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Depuis huit jours que cet agréable travail nous occupe, on est à peine à la moitié de l'ouvrage. Outre les vins destinés pour la vente et pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont d'autre façon que d'être recueillis avec soin, la bienfaisante fée en prépare d'autres plus fins pour nos buveurs; et j'aide aux opérations magiques dont je vous ai parlé,1 pour tirer d'un même vignoble des vins de tous les pays. in ave Pour l'un, elle fait tordre la grappe quand elle est mûre et la laisse flétrir au soleil sur la souche; pour l'autre, elle fait égrapper le raisin et trier les grains avant de les jeter dans la cuve; pour un autre, elle fait cueillir avant le lever du soleil du raisin rouge, et le porter douce- 10 ment sur le pressoir couvert encore de sa fleur et de sa rosée, pour en exprimer du vin blanc, Elle prépare un vin de liqueur en mêlant dans les tonneaux du moût réduit en sirop sur le feu; un vin sec, en l'empêchant de cuver; un vin d'absinthe pour l'estomac; un vin muscat avec des simples. Tous ces vins différents ont leur apprêt particulier; 15 toutes ces préparations sont saines et naturelles : c'est ainsi qu'une économe industrie supplée à la diversité des terrains, et rassemble vingt climats en un seul.

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Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n'en va 20 que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le monde est égal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C'est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L'union même engendre les folâtres querelles; 25 et l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journée: Julie y a fait faire une loge où l'on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, 30 aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d'excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds; pour les mettre à leur aise, on s'y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sen- 35 sibles; et voyant qu'on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s'en tiennent d'autant plus volontiers dans la leur. . . .

1 Cf. Part V, letter 2, in which Saint-Preux describes the domestic arrangements at Clarens, 2 I.e. twisting the stem of the bunch.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange; et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au souper.

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5 Le lieu d'assemblée est une salle à l'antique avec une grande cheminée où l'on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière.” Pour prévenir l'envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces 10 bons gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, 15 maîtres, journaliers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n'a point d'autres bornes que l'honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde, et n'empêche pas qu'on ne soit à son aise et 20 gai. Que s'il arrive à quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes, mais il est congédié sans rémission dès le lendemain...

Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre: chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendan25 geuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants, mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. . .

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Voilà comment se passe la soirée. Quand l'heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit : « Allons tirer le feu d'artifice. » A l'instant chacun prend son paquet de chènevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour; on les rassemble en un tas, on en fait un trophée; on y met le feu: mais n'a 35 pas cet honneur qui veut: Julie l'adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d'ouvrage; fût-ce elle-même, elle se l'attribue sans façon. L'auguste cérémonie est accompagnée d'acclamations et de battements de mains. Les chènevottes font un feu clair et brillant qui s'élève jusqu'aux nues, un vrai feu de joie,

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autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l'as-
semblée: chacun boit à la santé du vainqueur, et va se coucher con-
tent d'une journée passée dans le travail, la gaieté, l'innocence, et
qu'on ne serait pas fâché de recommencer le lendemain, le surlende-
main, et toute sa vie.

— « La Nouvelle Héloïse », Part V, letter 7,
Saint-Preux to Milord Édouard

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Comme je serais peuple avec le peuple je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais d'agriculture le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une 10 petite maison rustique: une maison blanche avec des contrevents verts; et quoique une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure je préférerais magnifiquement,/non la triste ardoise mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me 15 rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger...). Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier; et mon 20 avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses, et le panier des vendangeuses. Là, tous les airs de la ville 30 seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la 35

délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le 5 jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, près d'une source rce vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers, une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises, les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert 10 pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans générosité, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que 15 la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importun laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le 20 compter; le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi j'aurais aussi le plaisir de me sentir émou25 voir un peu les entrailles, et de me dire en secret: <«< Je suis encore homme. >>

<< Émile », Book IV

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DENIS DIDEROT

Langres, 1713-1784, Paris

Denis Diderot, an unusually fertile thinker, was born at Langres in 1713, of plebeian stock. He received an excellent education, first under the Jesuits at Langres, then at the college of Harcourt at Paris. He next took up the study of law, but, not attracted by the profession, he gave it up, and for some years worked out a scanty subsistence by tutoring, translating, or doing what other literary hack work happened to fall into his hands. He first attracted attention by his "Lettre sur les aveugles" (1749), a work for which he was thrown into prison. On his release three months later he entered upon his great life work. A publisher by the name of Lebreton had conceived the idea of publishing a translation of Chambers's Encyclopedia. At Diderot's instigation, however, a new and more comprehensive work was planned. Diderot and D'Alembert assumed the editorship of it, and brought out the first volume of the "Encyclopédie" in 1751. But the opposition of church and state made the progress of the work difficult, and it was only after more than twenty years of incredible labor, for which he was but poorly paid, that Diderot brought out, in 1772, the last of the twenty-eight volumes. Meanwhile one after another of his collaborators, D'Alembert among them, had become discouraged, and the main burden of the work fell back upon Diderot.

In addition to the numerous articles on the most varied subjects throughout the "Encyclopédie," and other productions of lesser importance, Diderot wrote the "Salons," critical estimates of the art exhibits for various years; "Le fils naturel" (1757); " Le neveu de Rameau," not published until 1823; and a correspondence in which we find a vivid description of the circle in which he moved.

CONDITIONS DE LA GRANDE POÉSIE

En général, plus un peuple est civilisé, poli, moins ses mœurs sont poétiques; tout s'affaiblit en s'adoucissant. Quand est-ce que la nature prépare des modèles à l'art? C'est au temps où les enfants s'arrachent les cheveux autour du lit d'un père moribond; où une mère découvre son sein, et conjure son fils par les mamelles qui l'ont allaité; où un 5 ami se coupe la chevelure, et la répand sur le cadavre de son ami; où c'est lui qui le soutient par la tête et qui le porte sur un bûcher, qui recueille sa cendre et qui la renferme dans une urne qu'il va, en certains jours, arroser de ses pleurs; où les veuves échevelées se déchirent

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