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négociations ne pourraient être secrètes, et ils seraient forcés d'être, à cet égard, un peu plus honnêtes gens.

De plus, comme ils seraient en quelque façon garants des événements qu'une conduite détournée pourrait faire naître, le plus sûr pour 5 eux serait de prendre le plus droit chemin.

Si les nobles avaient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation, et que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple,1 le point de l'extrême servitude aurait été entre le moment de l'abaissement des grands, et celui où le peuple 10 aurait commencé à sentir son pouvoir.2

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Il pourrait être que cette nation ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en aurait en plusieurs occasions conservé le style: de manière que, sur le fond d'un gouvernement libre, on verrait souvent la forme d'un gouvernement absolu. . . .

Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seraient plus fixes qu'ailleurs; mais d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheraient plus du peuple; les rangs seraient donc plus séparés, et les personnes plus confondues.

Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour 20 ainsi dire, et se refait tous les jours, auraient plus d'égard pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent: ainsi on y verrait peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit. On n'y estimerait guère les hommes par des talents ou des attributs 25 frivoles, mais par des qualités réelles; et de ce genre il n'y en a que deux les richesses et le mérite personnel.

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Il

y aurait un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels; et l'on ne chercherait guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis.

On y jouirait d'un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seraient proscrites: ainsi, plusieurs ayant plus de biens que d'occasions de dépense, l'emploieraient d'une manière bizarre; et dans cette nation il y aurait plus d'esprit que de goût....

Les lois n'y étant pas faites pour un particulier plus que pour un 35 autre, chacun se regarderait comme monarque; et les hommes, dans cette nation, seraient plutôt des confédérés que des concitoyens. Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation serait fière; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance.

1 Under Henry VII.

2 Under Henry VII and Henry VIII.

...

Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines.

Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveraient souvent au milieu de gens inconnus; ils seraient timides, et l'on verrait en eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté.

Le caractère de la nation paraîtrait surtout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verrait des gens recueillis, et qui auraient pensé tout seuls.

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La société nous apprend à sentir les ridicules; la retraite nous rend 10 plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satiriques seraient sanglants; et l'on verrait bien des Juvénals chez eux, avant d'avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire; dans les États 15 extrêmement libres, ils trahissent la vérité, à cause de leur liberté même, qui, produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu'il le serait d'un despote.

Leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l'invention, qu'une certaine délicatesse que donne le goût, on y trouverait 20 quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel-Ange que de la grâce de Raphaël.

- «L'esprit des lois », Book XIX, chap. 27

PORTRAIT DE MONTESQUIEU PAR LUI-MÊME

Ma machine est si heureusement construite, que je suis frappé par tous les objets assez pour qu'ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour qu'ils puissent me causer de la peine.

J'ai l'ambition qu'il faut pour me faire prendre part aux choses de cette vie; je n'ai point celle qui pourrait me faire trouver du dégoût dans le poste où la nature m'a mis. . . .

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L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait 30 dissipé.

Je m'éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière; je vois la lumière avec une espèce de ravissement; et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m'éveiller, et le soir, quand

je vais au lit, une espèce d'engourdissement m'empêche de faire des réflexions.

J'ai eu naturellement de l'amour pour le bien et l'honneur de ma patrie, et peu pour ce qu'on appelle la gloire; j'ai toujours senti une 5 joie secrète lorsqu'on a fait quelque règlement qui allait au bien

commun. ...

J'aime les maisons où je puis me tirer d'affaire avec mon esprit de tous les jours.

...

Quand je me fie à quelqu'un, je le fais sans réserve; mais je me fie Io à très peu de personnes.

Ce qui m'a toujours donné une assez mauvaise opinion de moi, c'est qu'il y a fort peu d'états dans la république auxquels j'eusse été véritablement propre. Quant à mon métier de président, j'ai le cœur très droit; je comprenais assez les questions en elles-mêmes; mais 15 quant à la procédure, je n'y entendais rien. Je m'y suis pourtant appliqué, mais ce qui m'en dégoûtait le plus, c'est que je voyais à des bêtes le même talent qui me fuyait, pour ainsi dire. . .

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...

Je n'ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri.
Je suis amoureux de l'amitié.

Je pardonne aisément par la raison que je ne suis pas haineux. Il me semble que la haine est douloureuse. Lorsque quelqu'un a voulu se réconcilier avec moi, j'ai senti ma vanité flattée, et j'ai cessé de regarder comme ennemi un homme qui me rendait le service de me donner une bonne opinion de moi. . . .

Il m'est aussi impossible d'aller chez quelqu'un dans des vues d'intérêt, qu'il m'est impossible de rester dans les airs.

Quand j'ai été dans le monde, je l'ai aimé comme si je ne pouvais souffrir la retraite; quand j'ai été dans mes terres, je n'ai plus songé au monde.

Je suis, je crois, le seul homme qui ait mis des livres au jour sans être touché de la réputation de bel esprit. Ceux qui m'ont connu savent que, dans mes conversations, je ne cherchais pas trop à le paraître, et que j'avais assez le talent de prendre la langue de ceux avec qui je vivais. . . .

J'ai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce que je pouvais par moi-même: c'est ce qui m'a porté à faire ma fortune par les moyens que j'avais dans mes mains, la modération et la frugalité, et non par des moyens étrangers, toujours bas ou injustes. . . .

...

Je n'ai pas laissé, je crois, d'augmenter mon bien; j'ai fait de grandes

améliorations à mes terres: mais je sentais que c'était plutôt pour une certaine idée d'habileté que cela me donnait, que pour l'idée de devenir plus riche. . . .

Je ne sache pas encore avoir dépensé quatre louis par air, ni fait une visite par intérêt. Dans ce que j'entreprenais, je n'employais que 5 la prudence commune, et j'agissais moins pour ne pas manquer les affaires que pour ne pas manquer aux affaires. . . .

J'ai la maladie de faire des livres et d'en être honteux quand je les ai faits.

Je n'ai pas aimé à faire ma fortune par le moyen de la cour; j'ai 10 songé à la faire en faisant valoir mes terres, et à tenir toute ma fortune immédiatement de la main des Dieux. N―, qui avait de certaines fins, me fit entendre qu'on me donnerait une pension; je dis que, n'ayant point fait de bassesses, je n'avais pas besoin d'être consolé par des grâces.

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Je suis un bon citoyen, mais dans quelque pays que je fusse né, je l'aurais été tout de même. Je suis un bon citoyen parce que j'ai toujours été content de l'état où je suis, que j'ai toujours approuvé ma fortune, que je n'ai jamais rougi d'elle, ni envié celle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que j'aime le gouvernement où je suis né, 20 sans le craindre, et que je n'en attends d'autre faveur que ce bien inestimable que je partage avec tous mes compatriotes; et je rends grâces au ciel de ce qu'ayant mis en moi de la médiocrité en tout, il a bien voulu mettre un peu de modération dans mon âme. . . .

Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable 25 à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l'Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime.

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ΙΟ

PIERRE CARLET DE CHAMBLAIN DE

MARIVAUX

Paris, 1688-1763, Paris

Marivaux's life was uneventful. His chief interests were in his literary work through which he won a more or less scanty livelihood. His training for his career was in the "salons," rather than in textbooks, and so, in what he wrote, he sought to reproduce "the language of conversation and the tone of familiar and varied ideas which enter into it." He attained to one of the first places in French literary circles of his day through his light, elegant, and graceful comedies, - of which the best are "La surprise de l'amour" (1722); “Le jeu de l'amour et du hasard" (1730); "Le legs" (1736); "Les fausses confidences' (1737); and "L'épreuve” (1740), — and through his novels, in which he shows a remarkably acute and subtle psychological analysis of the very beginnings and most delicate shades of love. His best novels are "Le paysan parvenu" (1735–1736) and "La vie de Marianne” (1731–1741).

LE JEU DE L'AMOUR ET DU HASARD1
Pasquin, Lisette

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Pasquin. Enfin, ma reine, je vous vois, et je ne vous quitte plus; car j'ai trop pâti d'avoir manqué de votre présence, et j'ai cru que vous esquiviez la mienne.

Lisette. Il faut vous avouer, monsieur, qu'il en était quelque chose. Pasquin. Comment donc, ma chère âme, élixir de mon cœur, avezvous entrepris la fin de ma vie ?

Lisette. Non, mon cher, la durée m'en est trop précieuse.

Pasquin. Ah! que ces paroles me fortifient!

Lisette. Et vous ne devez point douter de ma tendresse.

Pasquin. Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec la mienne.

1 Silvia has temporarily changed places with her maid Lisette in order to discover the real character of her expected suitor Dorante, who, on his side, has effected the same exchange with his valet Pasquin. Thus Lisette has taken Pasquin, who loves her, for Dorante, and Pasquin has taken Lisette for Silvia. The truth is brought to light in this

scene.

2 Arlequin, the original name of this character, was changed to Pasquin when the play was taken up by the Comédie-Française.

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