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CHARLES DE SECONDAT, BARON DE

MONTESQUIEU

Château de la Brède, 1689—1755, Paris

Montesquieu came of a family of "noblesse de robe," and received a careful education at the hands of the Oratoriens of Juilly. He studied law, being destined for the magistrature, and in 1714 entered the Parliament of Bordeaux as councilor. In 1716 he succeeded one of his uncles as president. His leisure moments, in the meantime, were spent in reading, pen in hand. The "Lettres persanes," a satire on the social and political institutions of the period, "le plus profond des livres frivoles," appeared in 1721. The following year he spent in Paris. He sold his presidency of the Parliament of Bordeaux in 1726. Two years later he was received into the Academy, and the same year he left France for an extensive trip through various countries, acquainting himself particularly with England. In 1731 he returned to the Château de la Brède, where, rich with the experience of past travel and study, he wrote the "Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains" (1734), which served somewhat as an introduction to his great masterpiece, "L'esprit des lois" (1748), a study of the fundamental interrelations of men. He died in 1755.

LA CURIOSITÉ PARISIENNE

RICCA A IBBEN, A SMYRNE

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Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes même faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: «Il 10 faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas

assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre 5 à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant Io l'attention et l'estime publique: car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : 15 « Ah! Ah! monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

A Paris, le 6 de la lune de chalval, 1712.

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Le désir de la gloire n'est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmen20 tons notre être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres: c'est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.

Mais comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie, ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble 25 passion est bien toujours gravée dans leur coeur: mais l'imagination et l'éducation la modifient de mille manières.

Cette différence, qui se trouve d'homme à homme, se fait encore plus sentir de peuple à peuple.

On peut poser pour maxime que, dans chaque État, le désir de la 30 gloire croît avec la liberté des sujets, et diminue avec elle: la gloire n'est jamais compagne de la servitude.

Un homme de bon sens me disait l'autre jour: « Cn est en France, à bien des égards, plus libre qu'en Perse; aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à un Français, avec plaisir

et avec goût, ce que votre sultan n'obtient de ses sujets qu'en leur mettant sans cesse devant les yeux les supplices et les récompenses.

« Aussi, parmi nous, le prince est-il jaloux de l'honneur du dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectables: c'est le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n'est pas 5 le maître, parce qu'il ne peut l'être sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.

« La différence qu'il y a des troupes françaises aux vôtres, c'est que 10 les unes, composées d'esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment, ce qui produit dans l'âme un nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide: au lieu que les autres se présentent aux coups avec délice, et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure.

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<< Mais le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie. A Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payait seul les services les plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une statue, un éloge, était une récompense 20 immense pour une bataille gagnée ou une ville prise.

« Là, un homme qui avait fait une belle action se trouvait suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvait voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentît le plaisir d'être son bienfaiteur; il comptait le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout 25 homme est capable de faire du bien à un homme; mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière.

<< Or cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain? La réputation et 30 la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain. Le voilà aujourd'hui général d'armée: peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu'il ne 35 lui laissera plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait un bon ragoût. >>

A Paris, le 15 de la lune de gemmadi, 2, 1715.

«Lettres persanes », Letter LXXXIX

L'ANGLETERRE

Si cette nation1 habitait une île, elle ne serait point conquérante, parce que des conquêtes séparées l'affaibliraient. Si le terrain de cette île était bon, elle le serait encore moins, parce qu'elle n'aurait pas besoin de la guerre pour s'enrichir. Et comme aucun citoyen ne dépen5 drait d'un autre citoyen, chacun ferait plus de cas de sa liberté que de la gloire de quelques citoyens ou d'un seul.

Là on regarderait les hommes de guerre comme des gens d'un métier qui peut être utile et souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même; et les qualités civiles 10 y seraient plus considérées.

Cette nation, que la paix et la liberté rendraient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, serait portée à devenir commerçante. Si elle avait quelqu'une de ces marchandises primitives qui servent à faire de ces choses auxquelles la main de l'ouvrier donne un grand prix, elle 15 pourrait faire des établissements propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue.2

Si cette nation était située vers le nord, et qu'elle eût un grand nombre de denrées superflues, comme elle manquerait aussi d'un grand nombre de marchandises que son climat lui refuserait, elle ferait un 20 commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi; et choisissant les États qu'elle favoriserait d'un commerce avantageux, elle ferait des traités réciproquement utiles avec la nation qu'elle aurait choisie.3

Dans un État où d'un côté l'opulence serait extrême, et de l'autre 25 les impôts excessifs, on ne pourrait guère vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyages ou de santé, s'exileraient de chez eux, et iraient chercher l'abondance dans les pays de la servitude même.

Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petits intérêts 30 particuliers; elle peut donc choquer et être choquée d'une infinité de manières. Celle-ci deviendrait souverainement jalouse; et elle s'affligerait plus de la prospérité des autres qu'elle ne jouirait de la sienne.

Et ses lois, d'ailleurs douces et faciles, pourraient être si rigides à l'égard du commerce et de la navigation qu'on ferait chez elle qu'elle 35 semblerait ne négocier qu'avec des ennemis.

1 England.

2 He is referring to woolen goods.

3 A reference to the treaty of Methuen, between England and Portugal, concerning mutual customs regulations.

Si cette nation envoyait au loin des colonies, elle le ferait plus pour étendre son commerce que sa domination.

Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donnerait aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on 5 verrait se former de grands peuples dans les forêts même qu'elle enverrait habiter.1

Il pourrait être qu'elle aurait autrefois subjugué une nation voisine, qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donnerait de la jalousie: ainsi, quoiqu'elle lui eût donné ses propres 10 lois, elle la tiendrait dans une grande dépendance; de façon que les citoyens y seraient libres, et que l'État lui-même serait esclave.2

L'État conquis aurait un très bon gouvernement civil, mais il serait accablé par le droit des gens; et on lui imposerait des lois de nation à nation, qui seraient telles, que sa prospérité ne serait que précaire, 15 et seulement en dépôt pour un maître.

La nation dominante habitant une grande île, et étant en possession d'un grand commerce, aurait toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer; et comme la conservation de sa liberté demanderait qu'elle n'eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle aurait 20 besoin d'une armée de mer qui la garantît des invasions; et sa marine serait supérieure à celle de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d'employer leurs finances pour la guerre de terre, n'en auraient plus assez pour la guerre de mer.

L'empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l'ont possédé 25 une fierté naturelle, parce que, se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'Océan.

Cette nation pourrait avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car, comme elle n'emploierait pas sa puissance à conquérir, on rechercherait plus son amitié, et l'on craindrait plus sa haine 30 que l'inconstance de son gouvernement et son agitation intérieure ne sembleraient le permettre.

Ainsi, ce serait le destin de la puissance exécutrice d'être presque toujours inquiétée au dedans, et respectée au dehors.

S'il arrivait que cette nation devînt en quelques occasions le centre 35 des négociations de l'Europe, elle y porterait un peu plus de probité et de bonne foi que les autres, parce que ses ministres étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs

1 The English colonies in America.

2 Ireland.

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