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La Baronne. En m'accablant tous les jours de présents, il semble que vous vous imaginiez avoir besoin de ces liens-là pour m'attacher à

vous.

M. Turcaret. Quelle pensée! Non, madame, ce n'est point dans 5 cette vue que .

La Baronne (l'interrompant). Mais vous vous trompez, monsieur; je ne vous en aime point davantage pour cela.

M. Turcaret (à part). Qu'elle est franche! qu'elle est sincère ! La Baronne. Je ne suis sensible qu'à vos empressements, qu'à vos IO soins.

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M. Turcaret (à part). Quel bon cœur !

La Baronne. Qu'au seul plaisir de vous voir. M. Turcaret (à part). Elle me charme. . charmante Philis.

...

(A la Baronne) Adieu,

La Baronne. Quoi! vous sortez si tôt ? M. Turcaret. Oui, ma reine. Je ne viens ici que pour vous saluer en passant. Je vais à une de nos assemblées, pour m'opposer à la réception d'un pied plat, d'un homme de rien, qu'on veut faire entrer dans notre compagnie. Je reviendrai dès que je pourrai m'échapper. (Il lui baise la main.)

20 La Baronne. Fussiez-vous déjà de retour.

Marine (à M. Turcaret, en lui faisant la révérence). Adieu, monsieur. Je suis votre très humble servante.

M. Turcaret. A propos, Marine, il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai rien donné. . (Il lui donne une poignée d'argent.) Tiens; 25 je donne sans compter, moi.

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Marine (prenant l'argent). Et moi, je reçois de même, monsieur. Oh! nous sommes tous deux gens de bonne foi. (M. Turcaret sort.) << Turcaret », Act I, scene 6

GIL BLAS CHEZ L'ARCHEVÊQUE DE GRENADE.

Le jour suivant, monseigneur me fit appeler de bon matin : c'était pour me donner une homélie à transcrire. Mais il me recommanda de 30 la copier avec toute l'exactitude possible. Je n'y manquai pas je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu'il en témoigna fut mêlée de surprise. Père éternel! s'écria-t-il avec transport, lorsqu'il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de plus correct? Vous êtes trop bon copiste, pour n'être pas

grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami: n'avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre? Cela peut fort bien m'être échappé dans le feu de la composition. Oh! monseigneur, lui répondis-je d'un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques; et quand je le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur échapperaient à ma censure. Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point; mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu'il n'était pas auteur impunément.

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J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui 10 devins plus cher de jour en jour; et j'appris enfin de don Fernand,1 qui le venait voir très souvent, que j'en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même: et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie 15 qu'il devait prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pensais en général, il m'obligea de lui dire les endroits qui m'avaient le plus frappé. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estimait davantage, ses morceaux favoris. Par là, je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connais- 20 sance délicate des vraies beautés d'un ouvrage. Voilà, s'écria-t-il, ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment! Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure, l'oreille béotienne. En un mot, il fut si content de moi, qu'il me dit avec vivacité: Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort; je me charge de t'en faire un des plus agréables. 25 Je t'aime; et pour te le prouver, je te fais mon confident.

Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux pieds de Sa Grandeur, tout pénétré de reconnaissance. J'embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train de s'enrichir. Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont 30 mon action avait interrompu le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies; elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes, et recourir à la pénitence. J'ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images 35 que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main; d'arracher un voluptueux aux plaisirs, de remplir

1 A relative of the archbishop of Grenada, who obtained for Gil Blas his position as secretary.

d'ambitieux les ermitages, et d'affermir dans son devoir une épouse ébranlée par un amant séducteur. Ces conversions, qui sont fréquentes, devraient toutes seules m'exciter au travail. Néanmoins, je t'avouerai ma faiblesse, je me propose encore un autre prix, un prix que la déli5 catesse de ma vertu me reproche inutilement : c'est l'estime que le monde a pour les écrits fins et limés. L'honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma 10 réputation.

Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j'exige une chose de ton zèle: quand tu t'apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus; mon amour-propre pourrait me séduire. 15 Cette remarque demande un esprit désintéressé. Je fais choix du tien que je connais bon; je m'en rapporterai à ton jugement. Grâce au ciel, lui dis-je, monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce tempslà. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, 20 vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximénès,1 dont le génie supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. Point de flatterie, interrompit-il, mon ami! Je sais que je puis tomber tout d'un coup. A mon âge on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du 25 corps altèrent l'esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s'affaiblira, donne-m'en aussitôt avis. Ne crains pas d'être franc et sincère; je recevrai cet avertissement comme une marque d'affection pour moi. D'ailleurs, il y va de ton intérêt. Si par malheur pour toi il me revenait qu'on dît dans la ville que mes discours n'ont 30 plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t'ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion.

Le patron cessa de parler en cet endroit pour attendre ma réponse, qui fut une promesse de faire ce qu'il souhaitait. Depuis ce temps35 là, il n'eut plus rien de caché pour moi; je devins son favori. . . .

Deux mois après, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal: l'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement et on lui donna de si bons

1 1436-1517; a Spanish cardinal and statesman.

remèdes, que quelques jours après il n'y paraissait plus. Mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès la première homélie qu'il composa. Je ne trouvai pas toutefois la différence qu'il y avait de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore une homélie, pour mieux 5 savoir à quoi m'en tenir. Oh! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rebattait, tantôt il s'élevait trop haut, ou descendait trop bas. C'était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade.

Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, 10 comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'examiner, se disaient tout bas les uns aux autres: Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparezvous à faire votre office. Vous voyez que monseigneur tombe; vous devez l'en avertir, non seulement comme dépositaire de ses pensées, 15 mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne soit assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là vous savez ce qu'il en arriverait; vous seriez biffé de son testament, où il y aura sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sédillo.1

Après ces réflexions j'en faisais d'autres toutes contraires. L'aver- 20 tissement dont il s'agissait me paraissait délicat à donner: je jugeais qu'un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu'il était impossible qu'il le prît en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec 25 adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu'à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n'étais plus embarrassé que d'une chose; je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de 30 cet embarras, en me demandant ce qu'on disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait toujours ses homélies, mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. Comment donc ! mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque 35 Aristarque? Non, monseigneur, lui repartis-je, non. Ce ne sont pas

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1 One of the first masters of Gil Blas, who left him his library composed of five or six volumes.

2 A noted Alexandrian grammarian and an impartial critic of the second century B.C.

des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer: il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des pré5 cédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi?

Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé : Monsieur Gil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goût? Je ne dis pas cela, monseigneur, interrompis-je tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoique un peu au-dessous de vos autres ouvrages. Je vous 10 entends, répliqua-t-il. Je vous parais baisser, n'est-ce pas ? Tranchez le mot, vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite ? Je n'aurais pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l'eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré 15 de ma hardiesse. A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à

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Dieu ne plaise que je vous la reproche! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment; c'est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée.

Quoique démonté, je voulus chercher une modification pour rajuster les choses; mais le moyen d'apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur accoutumé à s'entendre louer? N'en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que 25 celle qui a le malheur de n'avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a rien encore perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidents; j'en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu'il vous compte cent ducats, 30 et que le ciel vous conduise avec cette somme! Adieu, monsieur Gil Blas; je vous souhaite toutes sortes de prospérités, avec un peu plus de goût.

« Gil Blas», Book VII, chaps. 3 and 4

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