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comme à chose non avenue, ou à spectacle ordinaire, donnait ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu'il était besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses: vous l'auriez cru au lever ou au 5 petit couvert, servant à l'ordinaire. Ce flegme dura sans la moindre altération, également éloigné d'être aise par religion et de cacher aussi le peu d'affliction qu'il ressentait, pour conserver toujours la vérité.

Madame,1 rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l'un ni l'autre, les inonda tous de ses larmes 10 en les embrassant, fit retentir le château d'un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d'une princesse qui se remet en cérémonie en pleine nuit pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarades. . . .

Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d'une 15 cour, les premiers spectacles d'événements rares de cette nature si intéressante à tant de divers égards, sont d'une satisfaction extrême: chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employées à l'avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales, les adresses à se maintenir et à en écarter d'autres, les moyens de toute 20 espèce mis en œuvre pour cela, les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manèges, les avances, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun, le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances, la stupeur de ceux qui en jouissaient en 25 plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée, la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceuxlà, et j'en étais des plus avant, la rage qu'en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher, la promptitude des yeux à voler par- 30 tout en sondant les âmes à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu'on y remarque, l'étonnement de ne pas trouver ce qu'on avait cru de quelques-uns faute de cœur ou d'assez d'esprit en eux, et plus en d'autres qu'on n'avait pensé tout cet amas d'objets vifs et de choses si importantes 35 forme un plaisir à qui le sait prendre, qui, tout peu solide qu'il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

1 Charlotte-Élisabeth, widow of Philip d'Orléans (brother of Louis XIV) and mother of the regent,

Ce fut donc à celui-là que je me livrai tout entier en moi-même, avec d'autant plus d'abandon que, dans une délivrance bien réelle, je me trouvais étroitement lié et embarqué avec les têtes principales qui n'avaient point de larmes à donner à leurs yeux. Je jouissais de leur 5 avantage sans contrepoids, et de leur satisfaction, qui augmentait la mienne, qui consolidait mes espérances, qui me les élevait, qui m'assurait un repos auquel, sans cet événement, je voyais si peu d'apparence que je ne cessais point de m'inquiéter d'un triste avenir, et que, d'autre part, ennemi de liaison 1 et presque personnel des principaux person10 nages que cette perte accablait, je vis, du premier coup d'œil vivement porté, tout ce qui leur échappait et tout ce qui les accablerait, avec un plaisir qui ne se peut rendre. J'avais si fort imprimé dans ma tête les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connaissance de leurs chemins, de leurs res15 sorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne m'aurait pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que ce premier aspect de tous ces visages, qui me rappelaient encore ceux que je ne voyais pas, et qui n'étaient pas les moins friands à s'en repaître. — « Mémoires », Grands Écrivains, Vol. XXI, pp. 31 ff.

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JUGEMENT DE SAINT-SIMON SUR SES MÉMOIRES

Me voici enfin parvenu au terme jusqu'au quel je m'étais proposé de conduire ces Mémoires. Il n'y en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni de vrais qu'écrits par qui a vu et manié lui-même les choses qu'il écrit, ou qui les tient de gens dignes de la plus grande foi, qui les ont vues et maniées; et de plus, il faut que celui qui écrit 25 aime la vérité jusqu'à lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j'ose m'en rendre témoignage à moi-même, et me persuader qu'aucun de tout ce qui m'a connu n'en disconviendrait. C'est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune; je l'ai senti souvent, mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguise30 ment; je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même. On s'apercevra aisément des duperies où je suis tombé, et quelquefois grossières, séduit par l'amitié ou par le bien de l'État, que j'ai sans cesse préféré à toute autre considération, sans réserve, et toujours à tout intérêt personnel, comme encore [en] bien d'autres occasions que j'ai négligé

1 Saint-Simon belonged to the party of the Duke of Burgundy and detested Mon seigneur, the Grand Dauphin.

d'écrire, parce qu'elles ne regardaient que moi, sans connexion d'éclaircissements ou de curiosité sur les affaires ou le cours du monde. . . .

Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais; on est irrité 5 contre les fripons dont les cours fourmillent; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité, je le ferais vainement. On trouvera trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme coulent de source à l'égard de ceux dont je suis affecté, et que 10 l'un et l'autre est plus froid sur ceux qui me sont plus indifférents; mais néanmoins vif toujours pour la vertu, et contre les malhonnêtes gens, selon leur degré de vices ou de vertu. Toutefois, je me rendrai encore ce témoignage, et je me flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra pas moins, que j'ai été infiniment en garde contre mes 15 affections et mes aversions, et encore plus contre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que la balance à la main, non seulement ne rien outrer, mais ne rien grossir, m'oublier, me défier de moi comme d'un ennemi, rendre une exacte justice, et faire surnager à tout la vérité la plus pure. C'est en cette manière que je puis assurer que 20 j'ai été entièrement impartial, et je crois qu'il n'y a point d'autre manière de l'être. . . .

Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, 25 peut-être de quelques répétitions? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait 30 refondre tout l'ouvrage, et ce travail passerait mes forces, il courrait risque d'être ingrat. Pour bien corriger ce qu'on a écrit il faut savoir bien écrire; on verra aisément ici que je n'ai pas dû m'en piquer. Je n'ai songé qu'à l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'elles en sont la loi et 35 l'âme, et que le style mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a d'autant plus besoin, que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose.

« Mémoires », Chéruel, Vol. XX, pp. 89 ff.

ALAIN-RENÉ LE SAGE

Sarzeau, 1668-1747, Boulogne-sur-Mer

Le Sage came of an old "famille de robe" in easy circumstances. He was left an orphan at the age of fourteen. His uncle, who became his guardian, educated him first at the college at Vannes, then at the University of Paris; but in the meantime he squandered the boy's property. The young Le Sage, thus thrown upon his own resources, soon gave up the career of law, into which he had entered, and took up literature. After training his hand by translations, particularly of the letters of Aristænetus, and by adaptations from the Spanish, he obtained his first real success in 1707 with a one-act comedy entitled "Crispin rival de son maître," and the story, or collection of stories, entitled "Le diable boiteux." Two years later appeared "Turcaret," a bitter satire on the vices of finance, the best of his comedies and one of the best plays of the eighteenth century.

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He continued writing for the stage, mostly light farces for the Théâtre de la Foire. These brought him in some much-needed money, but add nothing to his reputation. Meanwhile, however, he was preparing another masterpiece, "Gil Blas," a novel of manners, showing a wide appreciation of the foibles of men and of the abuses of society and politics. The first six books of "Gil Blas were published in 1715, three more came out in 1724, and still three more in 1735. Le Sage wrote also several other novels which, though not equal to "Gil Blas," may still be read with considerable interest. The best are the "Histoire de Guzman d'Alfarache" (1732) and "Le bachelier de Salamanque " (1736).

MONSIEUR TURCARET

M. Turcaret, La Baronne, Marine

La Baronne. Je suis ravie de vous voir, monsieur Turcaret, pour vous faire des compliments sur les vers que vous m'avez envoyés. M. Turcaret (riant). Oh! oh!

La Baronne. Savez-vous bien qu'ils sont du dernier galant? Jamais 5 les Voiture, ni les Pavillon 1 n'en ont fait de pareils.

M. Turcaret. Vous plaisantez, apparemment ?

La Baronne. Point du tout.

11632-1705; member of the French Academy, author of "Lettres" and "Poésies."

M. Turcaret. Sérieusement, madame, les trouvez-vous bien tournés?

La Baronne. Le plus spirituellement du monde.

M. Turcaret. Ce sont pourtant les premiers vers que j'ai faits de ma vie.

La Baronne. On ne le dirait pas.

M. Turcaret. Je n'ai pas voulu emprunter le secours de quelque auteur, comme cela se pratique.

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La Baronne. On le voit bien. Les auteurs de profession ne pensent et ne s'expriment pas ainsi : on ne saurait les soupçonner de les avoir 10 faits.

M. Turcaret. J'ai voulu voir par curiosité si je serais capable d'en composer, et l'amour m'a ouvert l'esprit.

La Baronne. Vous êtes capable de tout, monsieur, il n'y a rien d'impossible pour vous.

Marine (à M. Turcaret). Votre prose, monsieur, mérite aussi des compliments: elle vaut bien votre poésie, au moins.

M. Turcaret. Il est vrai que ma prose a son mérite: elle est signée et approuvée par quatre fermiers-généraux.

Marine. Cette approbation vaut mieux que celle de l'Académie. La Baronne (à M. Turcaret). Pour moi, je n'approuve point votre prose, monsieur, et il me prend envie de vous quereller.

M. Turcaret. D'où vient?

La Baronne. Avez-vous perdu la raison de m'envoyer un billet au porteur?1 Vous faites tous les jours quelque folie comme cela. M. Turcaret. Vous vous moquez ?

La Baronne. De combien est-il ce billet? Je n'ai pas pris garde à

la somme, tant j'étais en colère contre vous!

M. Turcaret. Bon! il n'est que de dix mille écus.

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La Baronne. Comment! de dix mille écus? Ah! si j'avais su cela, 30 je vous l'aurais renvoyé sur-le-champ.

M. Turcaret. Fi donc !

La Baronne. Mais je vous le renverrai.

M. Turcaret. Oh! vous l'avez reçu; vous ne le rendrez point.

Marine (à part). Oh! pour cela, non.

La Baronne (à M. Turcaret). Je suis plus offensée du motif que de la chose même.

M. Turcaret. Eh! pourquoi ?

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1 "check payable to bearer."

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