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diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d'autant plus 10 de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie.

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Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles 20 nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre 25 lumière naturelle et nous rendre moins capables d'entendre raison. Mais après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d'étudier aussi en moi-même et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais 30 suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.

<< Discours de la méthode », Part first

PIERRE CORNEILLE

Rouen, 1606—1684, Paris

Born at Rouen in 1606, Pierre Corneille received his education at the hands of the Jesuits. He was an excellent student, particularly in writing Latin verse, and was the recipient of several prizes. His studies finished, he took up law and was admitted to the bar in 1624. Inclination and chance, however, turned him to the stage, and in 1629 he began his literary career with a very successful comedy entitled "Mélite." By this play, by "Clitandre," an unsuccessful comedy acted in 1632, and by "La veuve" (1633), a comedy, Corneille attracted the attention of Richelieu, who made him one of the five poets,"

chosen to elaborate plots furnished them by the Cardinal himself. But this 36

collaboration was not of long duration, and in 1636 Corneille brought out "Le Cid," one of the most successful plays ever produced on the French stage. Even the jealousy of some of his fellow-writers, and the more or less unjust criticism of the Academy, could not dampen popular enthusiasm, though they did seem to discourage Corneille for a time. But with "Horace," played in 1640, and "Cinna,” played the same year, began the series of masterpieces which followed each other in quick succession for the next ten years "Polyeucte "(1641-1642); "Pompée" (1643–1644); "Le menteur" (probably 1643), a comedy; "La suite du menteur" (1643-1644); "Rodogune" (1644-1645); "Héraclius" (1647); "Don Sanche" (1650); "Nicomède" (1651). He was elected to the Academy in 1647, in the midst of these successes. In 1652 "Pertharite" failed at its first presentation; and, owing to this, and to the success with which a versified translation of the first twenty chapters of the "Imitation of Christ" had met in 1651, Corneille gave up the stage for seven years, and brought out, in 1656, the complete translation of the "Imitation." But in 1659 he was induced to return to the stage, and from then until 1674 his activity did not cease. Despite beautiful verses, and even scenes, the plays of this period add nothing to the permanent reputation of the poet, and so his death, in 1684, was but little noticed. The masterpieces of his best period, however, give him one of the first places in all French literature.

LE CID
I

Don Diègue, Don Rodrigue

DON DIEGUE

Rodrigue, as-tu du cœur ?

DON RODRIGUE

Tout autre que mon père

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L'éprouverait sur l'heure.

DON DIÈGUE

Agréable colère !

Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.

Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte;
Viens me venger.

DON RODRIGUE

De quoi ?

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DON DIÈGUE

D'un affront si cruel,

Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel:
D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage:
Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter;
Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l'effroi dans une armée entière.
J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus;

Et
pour t'en dire encor quelque chose de plus.
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C'est .

DON RODRIGUE

De grâce, achevez.

Le .

DON DIÈGUE

Le père de Chimène.

DON RODRIGUE

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DON DIÈGUE

Ne réplique point, je connais ton amour;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense.
Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance:

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Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d'un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,

Je vais les déplorer: va, cours, vole, et nous venge.

II

Don Rodrigue

Percé jusques au fond du cœur

D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,

Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.

Si près de voir mon feu récompensé,
O Dieu, l'étrange peine!

En cet affront mon père est l'offensé,
Et l'offenseur le père de Chimène !

Act I, scene 5

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Que je sens de rudes combats!
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse: 2
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,

Des deux côtés mon mal est infini.
O Dieu, l'étrange peine!

Faut-il laisser un affront impuni?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,

Mais ensemble amoureuse,

Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,

M'es-tu donné pour venger mon honneur ?
M'es-tu donné pour perdre ma Chimène?

Il vaut mieux courir au trépas.

Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père :

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speake

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J'attire en me vengeant sa haine et sa colère;
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
Et l'autre indigne d'elle.

Mon mal augmente à le vouloir guérir;
Tout redouble ma peine.

Allons, mon âme; et puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !

N'écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu'à ma peine.

Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,
Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s'était déçu.

Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.

Je m'accuse déjà de trop de négligence:
Courons à la vengeance;

Et tout honteux d'avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,

Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé,

Si l'offenseur est père de Chimène.

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