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FRANÇOIS DE SALIGNAC DE LA

MOTHE-FÉNELON

Château de Fénelon, in Périgord, 1651-1715, Cambrai

Coming of one of France's old families, Fénelon received a very careful education, first at home, and then in Paris, and was ordained priest in 1675, at the age of twenty-four. The eloquence of his sermons, his "Traité de l'éducation des filles" (written in 1681, published in 1687), and the aid he rendered, at the request of the king, in calming the disturbance aroused by the revocation of the Edict of Nantes, began to attract attention to him, and in 1689 he was appointed tutor to the duke of Burgundy, grandson of Louis XIV. Fénelon was a man of remarkable refinement, grace, and modesty, and his adaptability, added to gentle firmness, fitted him peculiarly to succeed with a pupil as impetuous and passionate as the duke of Burgundy. For the use of his pupil he wrote some "Fables" in prose, the "Dialogues des morts," and the Aventures de Télémaque," in which the political principles involved were directly opposed to those of the reign of Louis XIV. He was elected to the Academy in 1693, and was made archbishop of Cambrai in 1695; two years later his defense of Quietism, in the "Maximes des saints" (1697), brought upon him the ill will of Bossuet, of the Papal court, and of Louis XIV. The remaining years of his life were spent in the administration of his diocese, though he meanwhile found time to write, among other things, the "Traité de l'existence de Dieu" (1713), and the "Lettre à l'Académie française" (published in 1716), one of the most important critical works after the "Art poétique" of Boileau.

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LA BÉTIQUE1

Le fleuve Bétis 2 coule dans un pays fertile, et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des colonnes d'Hercule, et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les 5 délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour.

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1 One of the three divisions of ancient Spain, situated in the south.
2 Now the Guadalquivir.

3 Tarshish.

Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et 5 d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi 10 leurs richesses; ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme.

Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer; par exemple, pour des socs de charrue. 15 Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans: car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à con20 duire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.

Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur: elles font le pain, apprêtent à manger; et ce travail leur est facile; car on vit en ce pays de fruits ou de lait, 25 et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d'écorces d'arbres; elles font et lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirables. Leurs 30 habits sont aisés à faire; car, en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.

Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres 35 et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en œuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bâtissent jamais de maison. C'est, disent-ils, s'attacher trop à la terre, que de s'y faire une demeure

qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air. Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Égyptiens, et chez tous les autres peuples bien policés, ils les détestent

comme des inventions de la vanité et de la mollesse.

Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments 5 superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes : Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes! Ce superflu amollit, enivre, 10 tourmente ceux qui le possèdent: il tente ceux qui en sont privés, de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? vivent-ils plus longtemps? sont-ils plus unis entre eux ? mènent-ils une 15 vie plus libre, plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.

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C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse, et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. 25 Le père de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence des mœurs, la bonne foi, l'obéissance, et l'horreur du vice, habitent dans cette heureuse terre. Il semble 30 qu'Astrée,1 qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs: les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux, sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modérés 35 n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumé

1 In classical mythology Astræa, daughter of Zeus and Themis, was goddess of justice.

les fruits et épuisé les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns contre les autres, et ils s'aiment tous d'un amour fraternel que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs, qui leur con5 serve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction, que celle qui vient de l'expérience des sages vieillards, ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres ne 10 font jamais entendre leur voix cruelle et empestée, dans ce pays chéri

des dieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle à ces peuples des batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversements d'États qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. 15 Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée? La vie est si courte et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres, et pour se rendre mutuellement malheureux ?

20 Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent les grands empires. Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison, et suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les 25 gouverner malgré eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'est se rendre très misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans 30 l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse 35 ce que les dieux ont mis dans ses mains? Croit-il ne pouvoir mériter des louanges, qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, et tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre, que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave!

Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement

arroser....

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Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il y eût encore au monde un peuple, qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. Oh! combien ces mœurs, disait-il, sont-elles éloignées des mœurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les plus sages! nous sommes tellement gâtés, qu'à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse 10 être véritable. Nous regardons les mœurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux. - << Télémaque », Book VII

TABLEAU DES FUNÉRAILLES DE PHOCION PAR POUSSIN1

Parrhasius, Poussin

Parrhasius. Qu'avez-vous mis aux deux côtés de ce tableau, pour accompagner vos figures principales ?

Poussin. Au côté droit sont deux ou trois arbres dont le tronc est 15 d'une écorce âpre et noueuse. Ils ont peu de branches, dont le vert, qui est un peu faible, se perd insensiblement dans le sombre azur du ciel. Derrière ces longues tiges d'arbres, on voit la ville d'Athènes.

Parrhasius. Il faut un contraste bien marqué dans le côté gauche. Poussin. Le voici. C'est un terrain raboteux; on y voit des creux qui 20 sont dans une ombre très forte, et des pointes de roches fort éclairées. Là se présentent aussi quelques buissons assez sauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin qui mène à un bocage sombre et épais: un ciel extrêmement clair donne encore plus de force à cette verdure sombre. Parrhasius. Bon; voilà qui est bien. Je vois que vous savez le 25 grand art des couleurs, qui est de fortifier l'une par son opposition avec l'autre.

Poussin. Au-delà de ce terrain rude se présente un gazon frais et tendre. On y voit un berger appuyé sur sa houlette, et occupé à regarder ses moutons blancs comme la neige, qui errent en paissant dans une 30 prairie. Le chien du berger est couché et dort derrière lui. Dans cette

1 Parrhasios was a Greek painter of the fourth century B.C. Poussin (1594-1665) was a distinguished French painter; his "Obsequies of Phocion" (in the National Gallery, London), like most of his pictures, is at the same time a landscape and a historical painting. Phocion was an Athenian general, orator, and statesman, born about 400 B.C.

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