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selon les divers caprices du hasard! De là les dépits secrets et les mélancolies; de là les aigreurs et les chagrins; de là les désolations et les désespoirs, les colères et les transports, les blasphèmes et les imprécations. Je n'ignore pas ce que la politesse du siècle vous a là-dessus appris, que sous un froid affecté et sous un air de dégagement et de 5 liberté prétendue, elle vous enseigne à cacher tous ces sentiments et à les déguiser; qu'en cela consiste un des premiers mérites du jeu, et que c'est ce qui en fait la plus belle réputation. Mais si le visage est serein, l'orage en est-il moins violent dans le cœur? et n'est-ce pas alors une double peine, que de la ressentir tout entière au dedans, et 10 d'être obligé, par je ne sais quel honneur, de la dissimuler au dehors? Voilà donc ce que le monde appelle divertissement; mais ce que j'appelle, moi, passion, et une des plus tyranniques et des plus criminelles passions.

- «Sermon sur les divertissements du monde », Part second

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JEAN DE LA BRUYÈRE

Paris, 1645-1696, Versailles

Jean de La Bruyère came of a good bourgeois family. He received a careful education, and was admitted to the bar, but in 1673 he gave up law and bought a post in the revenue department at Caen, continuing, however, to live in Paris. This post he sold in 1687. Meanwhile, in 1684, he had been appointed tutor to the grandson of the great Condé. The rest of his life was spent with the Condé family. In 1688 he brought out a translation of "The Characters" of Theophrastus, followed by "Les caractères ou les mœurs de ce siècle" from his own hand. The success of this volume led him to add considerably, in subsequent editions, to the number of his reflections. The first edition contained 418 articles; the eighth, published in 1694, had grown to 1119, throughout which he pictured, with remarkable keenness of observation, wit, and satire, the life and society, the oppression and foibles, of his day.

In addition to "Les caractères," he left his "Discours de réception à l'Académie précédé d'une préface" (he was received into the Academy in 1693) and the "Dialogues sur le quiétisme,” the latter unfinished at his death. The following selections are from "Les caractères."

II y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature; celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait celui qui le sent et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts ly 5 avec fondement.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne: on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait 10 point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

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Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître et qu'il a enfin trouvée est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort.

Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages; comme elle n'est pas toujours fixe et qu'elle varie en eux

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selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et
les termes qu'ils ont le plus aimés.

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3 Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des
sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour
juger de l'ouvrage : il est bon et fait de main d'ouvrier.

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ཀ ཀ 、 ་ མ །

J'approche d'une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d'où je la découvre. Elle est située à mi-côte; une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l'aquilon. Je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses tours et ses clochers; elle me paraît peinte 10 sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux! Je descends dans la ville, où je n'ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l'habitent : j'en veux sortir.

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Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses 15 lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille et faire de son fils un grand seigneur: cela est juste et de son ressort; mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents.

La vie est courte et ennuyeuse; elle se passe toute à désirer. L'on 20 remet à l'avenir son repos et ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les désirs: on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint; si l'on eût guéri, ce n'était que pour désirer plus longtemps.

Il n'y a pour l'homme que trois événements: naître, vivre et mourir: il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre.

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ROMAN D'ÉMIRE

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Il y avait à Smyrne une très belle fille qu'on appelait Émire, et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs, et surtout par l'indifférence qu'elle conservait pour tous 30 les hommes, qu'elle voyait, disait-elle, sans aucun péril, et sans d'autres dispositions que celles où elle se trouvait pour ses amis ou pour ses frères. Elle ne croyait pas la moindre partie de toutes les folies qu'on

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disait que l'amour avait fait faire dans tous les temps; et celles qu'elle avait vues elle-même, elle ne les pouvait comprendre; elle ne connaissait que l'amitié. Une jeune et charmante personne, à qui elle devait cette expérience,1 la lui avait rendue si douce qu'elle ne pensait qu'à 5 la faire durer, et n'imaginait pas par quel autre sentiment elle pourrait jamais se refroidir sur celui de l'estime et de la confiance, dont elle était si contente. Elle ne parlait que d'Euphrosine : c'était le nom de cette fidèle amie; et tout Smyrne ne parlait que d'elle et d'Euphrosine: leur amitié passait en proverbe. Émire avait deux frères qui étaient 10 jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étaient éprises; et il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avait accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris. Un vieillard, qui, se confiant en sa naissance et 15 en ses grands biens, avait eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphait cependant; et c'était jusqu'alors au milieu de ses frères, d'un prêtre et d'un vieillard, qu'elle se disait insensible. Il sembla que le Ciel voulût l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir dans 20 la réputation d'une fille que l'amour ne pouvait toucher. De trois amants que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier, dans un transport amoureux, se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète; et le troi25 sième mourut de langueur et d'insomnie. Celui qui les devait venger n'avait pas encore paru. Ce vieillard, qui avait été si malheureux dans ses amours, s'en était guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il voulait plaire: il désira de continuer de la voir, et elle le souffrit. Il lui amena un jour son fils, qui était jeune, 30 d'une physionomie agréable, et qui avait une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu'il n'avait pas assez d'esprit, et désira qu'il en eût eu davantage. Il la vit seul, parla assez, et avec esprit; mais comme il la regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fût pas galant. Elle s'entretint de lui avec son amie, qui voulut le voir. Il n'eut des yeux que pour Euphrosine; il lui dit qu'elle était belle et Émire, si indifférente, devenue jalouse, comprit que Ctésiphon 1 I.e. de amitié,

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était persuadé de ce qu'il disait, et que non seulement il était galant, mais même qu'il était tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son amie. Elle désira de les voir ensemble une seconde fois, pour être plus éclaircie; et une seconde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne craignait de voir, et changea ses soupçons en certitude. 5 Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne lui connaît plus le mérite qui l'avait charmée, perd le goût de sa conversation: elle ne l'aime plus; et ce changement lui fait sentir que l'amour dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient tous les jours, s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute la 10 ville; et l'on publie que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu'ils aimaient. Émire l'apprend, et s'en désespère. ¡ Elle ressent tout son amour: elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de revoir Ctésiphon; mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse; il ne 15 voit dans Émire que l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger: elle s'affaiblit; son esprit s'égare; elle prend son frère pour Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement: elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus; elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard ; c'est sa folie. Elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie.

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LE DISEUR DE NOUVELLES

cette cour, des 30

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Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi; c'est un 25 homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord: il prend la parole et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent; 'il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire; il discourt des mœurs de cette femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes; il des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur. « Je n'a- 35 vance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai

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