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LOUIS BOURDALOUE

Bourges, 1632-1704, Paris

At the age of sixteen Bourdaloue entered the order of the Jesuits, and, after completing his studies, taught under them until 1659. For the next ten years he preached in the provinces, then took up his work in Paris, at the moment when Bossuet became the preceptor to the Dauphin, and began the series of Advent and Lenten sermons which made him the most popular court preacher France had known. During the last years of his peculiarly uneventful and austere life he devoted himself largely to charitable enterprises.

His works consist of his sermons, which are moral rather than dogmatic, concrete rather than abstract, and developed and expressed with simplicity, clearness, and force.

L'ABUS DES RICHESSES

Il suffit d'être riche pour tirer, quoique injustement, toutes ces conséquences avantageuses: qu'on n'a plus besoin de personne; qu'on doit tenir tout le monde dans la dépendance; qu'on peut, sans obstacle et sans contradiction, se rendre délicat, impérieux, bizarre; qu'on est au-dessus de la censure, et comme en pouvoir de faire impunément toutes choses; qu'on est sûr de l'approbation et de la louange, ou pour mieux dire, de l'adulation et de la flatterie; que, sans mérite, on a ce qui tient lieu de tout mérite. Conséquences dont se laissent infatuer, non seulement les esprits populaires et bornés, mais les sages mêmes, 10 et ceux qui, du reste, auraient de la solidité; en sorte que les uns et les autres, éblouis de l'éclat qui les environne, et enivrés de leur fortune, se disent à eux-mêmes, aussi bien que le pharisien : ... je ne suis pas comme le reste des hommes, et le reste des hommes n'est pas comme moi. . .

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N'avoir besoin de personne, premier effet de l'opulence, et disposition prochaine et infaillible à mépriser tout le monde. Dans l'indépendance où se trouve le riche mondain, et dans l'état où le met sa fortune de se pouvoir passer du secours d'autrui, de l'amitié d'autrui, des grâces d'autrui, il ne considère plus que lui-même, et il ne vit plus 20 que pour lui-même. Affabilité, douceur, patience, déférence, ce sont des noms qu'il ne connaît point, parce qu'ils expriment des vertus

dont il ne fait aucun usage, et sans lesquelles il a de quoi se soutenir. Qu'ai-je affaire de celui-ci, et que me reviendra-t-il d'avoir des égards pour celui-là? Enflé qu'il est de ce sentiment, il ne sait ce que c'est que de céder, que de s'abaisser, que de plier, dans des occasions néanmoins où la charité et la raison le demandent. . . .

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Voir tout le monde dans la dépendance, c'est-à-dire, se voir recherché de tout le monde, redouté de tout le monde, obéi de tout le monde, autre effet de la richesse; et qu'y a-t-il de plus propre à entretenir la présomption d'une âme superbe? On sait bien que l'humiliation d'un riche, s'il voulait se rendre justice, serait de penser quels sont ces 10 serviteurs, et ces amis prétendus dont il se glorifie: amis, serviteurs que le seul intérêt conduit, et qui, s'attachant à sa fortune, n'ont souvent qu'un fonds de mépris et qu'une secrète haine pour sa personne. Mais l'orgueil, ingénieux à se tromper, ne laisse pas de profiter de cela même, se faisant, sinon une douceur, au moins une gloire, d'avoir 15 sous ce nom d'amis beaucoup de mercenaires et beaucoup d'esclaves. S'il n'a pas de quoi se faire aimer, il a de quoi se faire craindre; et, soit qu'on l'aime ou qu'on le haïsse, c'est toujours un sujet de complaisance pour lui de voir qu'on est intéressé à le ménager. De là vient, dit le plus sage des hommes, Salomon 1 (morale admirable, et dont 20 nous faisons à toute heure l'épreuve sensible), de là vient que le riche, par là même qu'il est riche, prétend avoir un titre pour devenir fâcheux, de difficile abord, d'humeur inégale, chagrin quand il lui plaît, impatient, colère; un titre pour rebuter les uns, pour choquer les autres, pour être à tous insupportable. . . .

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Être en pouvoir de tout entreprendre et de tout faire avec impunité, troisième effet de l'abondance pour quiconque sait s'en prévaloir. Car où voit-on des riches, disait Salvien,2 déplorant les abus de son siècle? et ne le puis-je pas dire comme lui, où voit-on des riches passer par la rigueur des lois? dans quel tribunal les punit-on? quelle justice 30 contre eux obtient-on, ou espère-t-on ? quelle intégrité ne corrompentils pas ? quels arrêts si justes et si sévères n'éludent-ils pas? de quel mauvais pas, pour user de l'expression commune, un riche criminel et scélérat ne se tire-t-il pas hautement et tête levée ; et de quel crime si noir ne trouve-t-il pas moyen de se laver? Les lois sont pour les 35 misérables, ajoutait le même Père; les châtiments, pour ceux à qui la pauvreté en pourrait déjà tenir lieu; mais, pour les riches, il n'y a

1 See Proverbs xviii.

2 Salvianus was a church father of the fifth century.

qu'indulgence, que connivence, que tolérance; l'équité la plus inflexible et le droit le plus rigoureux se tournent pour eux en faveur. Or voilà, reprend le prophète royal, ce qui les rend fiers et insolents. Ils ne sentent jamais la pointe de la correction, et ils ne sont point châtiés 5 comme les autres hommes. On ne les reprend point, on ne les confond point, on ne les condamne point, et c'est pour cela que l'orgueil se saisit d'eux et les remplit. . . .

Enfin quiconque est riche est éminemment toutes choses, et sans mérite il a tout mérite. Il est noble sans naissance, savant sans étude, 10 brave sans valeur; il a la qualité, la probité, la prudence, l'habileté. Sans autre distinction que l'or et l'argent qu'il possède, il parvient aux honneurs. Par là il règne et il domine; par là il est chéri des grands et adoré des petits; par là il n'y a point d'alliance où il ne prétende, point de rival sur qui il ne l'emporte; en un mot, par là il n'est exclu 15 de rien et se fait ouverture à tout. Ne serait-ce pas une espèce de prodige, s'il savait alors se garantir de l'orgueil et se tenir dans les bornes d'une modestie chrétienne?

« Sermon sur les richesses », part second

LA MANIE DU JEU

Vous le savez: on joue, mais sans retenue; et l'excès est tel, que ceux mêmes qui en sont coupables sont obligés de le condamner. Que 20 j'en prenne à témoin un joueur de profession, et que devant Dieu je le prie de me répondre si son jeu ne va pas trop loin, je dis trop loin selon la raison, le christianisme et la conscience, il en conviendra. En effet, dans la plupart des jeux, surtout des jeux que l'usage du monde autorise le plus, il y a trois sortes d'excès opposés à la raison et à la 25 religion. Excès dans le temps qu'on y emploie, excès dans la dépense qu'on y fait, excès dans l'attachement et l'ardeur avec laquelle on s'y porte: tout cela contraire aux règles de la vraie piété et aux maximes éternelles de la loi de Dieu. Ne condamnons point les choses dans la spéculation. Disons ce qui se pratique et ce qui se passe devant nos 30 yeux. Un homme du monde qui fait du jeu sa plus commune et presque son unique occupation, qui n'a point d'affaire plus importante que le jeu, ou plutôt qui n'a point d'affaire si importante qu'il n'abandonne pour le jeu; qui regarde le jeu non point comme un divertissement passager propre à remettre l'esprit des fatigues d'un long travail et à 35 le distraire, mais comme un exercice réglé, comme un emploi, comme

un état fixe et une condition; qui donne au jeu les journées entières, les semaines, les mois, toute la vie (car il y en a de ce caractère, et vous en connaissez): une femme qui se sent chargée d'elle-même jusqu'à ne pouvoir en quelque sorte se supporter, ni supporter personne, dès qu'une partie de jeu vient à lui manquer; qui n'a d'autre entre- 5 tien que de son jeu, qui du matin au soir n'a dans l'idée que son jeu ; qui n'ayant pas, à l'entendre parler, assez de force pour soutenir quelques moments de réflexion sur les vérités du salut, trouve néanmoins assez de santé pour passer les nuits, dès qu'il est question de son jeu : dites-le-moi, mes chers auditeurs, cet homme, cette femme, gardent-ils 10 dans le jeu la modération convenable? cela est-il chrétien? . . .

Cependant d'un excès on tombe dans un autre. Excès dans le temps que l'on perd au jeu, et excès dans la dépense qu'on y fait. Jouer rarement, mais hasarder beaucoup chaque fois, ou hasarder peu, mais jouer continuellement, ce sont deux excès défendus l'un et l'autre 15 par la loi de Dieu : mais au-dessus de l'un et de l'autre, un troisième excès c'est de jouer souvent et toujours de risquer beaucoup en jouant. Or ne vous y trompez pas, quand je dis un jeu où vous hasardez beaucoup, un gros jeu, je ne veux pas seulement parler des riches et des grands du siècle; je parle de tous en général et de chacun en parti- 20 culier, conformément aux facultés et à l'état. Tel jeu n'est rien pour celui-là, mais il est tout pour celui-ci. L'un peut aisément porter telle dépense, mais elle passe les forces de l'autre, et ce qui serait un léger dommage pour le premier doit avoir pour le second de fâcheuses suites. Ainsi, on a des dettes à payer, on a une nombreuse famille à 25 entretenir et des enfants à pourvoir, on a des domestiques à récompenser, on a des aumônes à faire et des pauvres à soulager. A peine les revenus y peuvent-ils suffire, et si l'on était fidèle à remplir ces devoirs, on ne trouverait plus rien, ou presque rien pour le jeu. Toutefois on veut jouer, et c'est un principe qu'on a tellement posé dans 30 le système de sa vie, que nulle considération n'en fera jamais revenir. On le veut à quelque prix que ce soit, et pour cela que fait-on? Voilà le désordre et l'iniquité la plus criante. Parce qu'on ne peut pas acquitter ses dettes si l'on joue, ou qu'on ne peut jouer si l'on acquitte ses dettes, on laisse languir des créanciers, on se rend insen- 35 sible aux cris de l'artisan et du marchand, on use d'industrie et de détours pour se soustraire à leurs justes poursuites et pour leur lier les mains; on les remet de mois en mois, d'années en années, et ce sont des délais sans fin; on n'a rien, dit-on, à leur donner, et néanmoins

on trouve de quoi jouer. Parce qu'on ne peut accorder ensemble le jeu et l'entretien d'une maison, on abandonne la maison, et l'on ménage tout pour le jeu; on voit tranquillement et de sang-froid des enfants manquer des choses les plus nécessaires; on plaint jusqu'aux 5 moindres frais, dès qu'il s'agit de subvenir à leurs besoins; on les éloigne de ses yeux, et on les confie à des étrangers, à qui l'on en donne la charge sans y ajouter les moyens de la soutenir; on ne les a pas actuellement ces moyens, à ce qu'on prétend, mais pourtant on a de quoi jouer. Parce qu'il faudrait diminuer de son jeu, si l'on voulait 10 compter exactement avec des domestiques et les satisfaire, on reçoit leurs services, on les exige à la rigueur, et du reste on ne veut point entendre parler de récompense; c'est une matière sur laquelle il ne leur est pas permis de s'expliquer, et un discours dont on se tient offensé des paroles, on leur en donnera libéralement; des promesses, 15 on leur en fera tant qu'ils en demanderont; ils ne perdront rien dans l'avenir, mais à condition qu'ils perdront tout dans le présent, et que cet avenir, à force de le prolonger, ne viendra jamais : les affaires ne permettent pas encore de penser à eux, et cependant elles permettent de jouer. Parce que dans les nécessités publiques l'aumône coûterait, 20 et que le jeu en pourrait souffrir, on ne connaît point ce commandement; on est témoin des misères du prochain, sans en être ému; ou si le cœur ne peut trahir ses sentiments naturels, l'esprit n'est que trop ingénieux à imaginer des prétextes pour en arrêter les effets: on est pauvre soi-même, ou volontiers on se dit pauvre lorsqu'il y a des 25 pauvres à soulager; mais on cesse de l'être dès que le moment et l'occasion se présentent de jouer. Tout cela veut dire qu'on sacrifie à son jeu les droits les plus inviolables et les intérêts les plus sacrés: que l'on fait du jeu sa première loi; que pour ne pas se détacher du jeu, on se détache de toute autre chose; et que dans la concurrence 30 de toute autre chose avec le jeu, quelque essentielle qu'elle soit par elle-même, on retient le jeu et l'on renonce à tout le reste. Or, comment appelez-vous cela? et si ce n'est pas un excès, faites-m'en concevoir un autre plus condamnable. . . .

...

Quel spectacle de voir un cercle de gens occupés d'un jeu qui les 35 possède, et qui seul est le sujet de toutes les réflexions de leur esprit et de tous les désirs de leur cœur! Quels regards fixes et immobiles, quelle attention! Il ne faut pas un moment les troubler, pas une fois les interrompre, surtout si l'envie du gain s'y mêle. Or elle y entre presque toujours. De quels mouvements divers l'âme est-elle agitée

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