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autrefois toute la rivière, se sont retirés en ce lieu de sûreté et vivent dans un canal, qui fait rêver les plus grands parleurs aussitôt qu'ils s'en approchent, et au bord duquel je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux, soit que je sois triste. Pour peu que je m'y arrête, il me semble que je retourne en ma première innocence. Mes désirs, 5 mes craintes et mes espérances cessent tout d'un coup; tous les mouvements de mon âme se relâchent, et je n'ai point de passions, ou si j'en ai, je les gouverne comme des bêtes apprivoisées. Le soleil envoie bien de la clarté jusque-là, mais il n'y fait jamais aller de chaleur; le lieu est si bas, qu'il ne saurait recevoir que les der- 10 nières pointes de ses rayons, qui sont d'autant plus beaux qu'ils ont moins de force, et que leur lumière est toute pure. Mais comme c'est moi qui ai découvert cette nouvelle terre, aussi je la possède sans compagnon, et je n'en voudrais pas faire part à mon propre frère. . . . Au demeurant par quelque porte que je sorte du logis, et de quelque 15 part que je tourne les yeux en cette agréable solitude, je rencontre toujours la Charente, dans laquelle les animaux qui vont boire, voient le ciel aussi clairement que nous faisons, et jouissent de l'avantage qu'ailleurs les hommes leur veulent ôter. Mais cette belle eau aime tellement cette belle terre, qu'elle se divise en mille branches, 20 et fait une infinité d'îles et de détours, afin de s'y amuser davantage ; et quand elle se déborde, ce n'est que pour rendre l'année plus riche, et pour nous faire prendre à la campagne ses truites et ses brochets, qui valent bien les crocodiles du Nil et le faux or de toutes les rivières des poètes. .

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Le iv septembre MDCXXII

RENÉ DESCARTES

La Haye (Touraine), 1596—1650, Stockholm

René Descartes was born at La Haye in Touraine. When eight years of age he was sent to the Jesuit college of La Flèche, where he studied for eight years. The next four years were spent mostly in Paris. At the age of twentyone he enlisted as a volunteer, and served first in Holland, then in Bavaria. It was at this time, in the winter of 1619-1620, at Neuburg on the Danube, that he more or less definitely formulated the principles which had been evolving in his mind since he left La Flèche. These principles were to take definite form in the "Discours de la méthode," and it was through them he thought he might arrive at certain knowledge. So he determined to spend the rest of his life in the application of the " Method,” and in the search for truth. Most of the next nine years were given to travel, "rambling about here and there in the world, endeavoring to be a spectator rather than an actor in all its comedies." Then, in 1629, he retired to Holland, where he spent the next twenty years, devoting himself to philosophical meditation and writing. In 1649 he somewhat reluctantly accepted an invitation from Queen Christina of Sweden to visit Stockholm; but the rigorous northern winter proved too severe for Descartes's feeble constitution, and he died of inflammation of the lungs, February 11, 1650.

The fundamental principles of Descartes's philosophy are contained in the "Discours de la méthode." Having come to the conclusion that many of the current ideas and beliefs were either false or uncertain, he determined to find a sound foundation on which to build. He found this in doubt. The very act of doubting presupposes thinking, and thinking presupposes one's existence as a thinking being: "Cogito, ergo sum," he said: "I think, therefore I am." With this as a starting-point he built up his method of philosophy, which, whether he so intended it or not, led away from revelation, tradition, and authority toward pure rationalism, and, for a time at least, walked hand in hand with French Classicism.

His principal works are the " Discours de la méthode " (1637); the " Méditations philosophiques" (1641 and 1647); and the "Traité des passions" (1649).

DESCARTES REVISE SES CONNAISSANCES

J'ai été nourri1 aux lettres dès mon enfance; et pour ce qu'on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême 1 In modern French, élevé.

ΤΟ

désir de les apprendre. Mais sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion; car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de 5 plus en plus mon ignorance; et néanmoins j'étais en l'une des plus célèbres écoles de l'Europe, où je pensais qu'il devait y avoir de savants hommes, s'il y en avait en aucun endroit de la terre. J'y avais appris tout ce que les autres y apprenaient, et même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignait, j'avais 10 parcouru tous les livres traitant de celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savais les jugements que les autres faisaient de moi, et je ne voyais point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelques-uns qu'on destinait à remplir 15 les places de nos maîtres; et enfin notre siècle me semblait aussi florissant et aussi fertile en bons esprits qu'ait été aucun des précédents; ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu'on m'avait auparavant fait espérer.

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Je ne laissais pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savais que les langues qu'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l'esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec discrétion elles aident à 25 former le jugement; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables; 30 que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhor- 35 tations à la vertu qui sont fort utiles; que la théologie enseigne à gagner le ciel; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et se faire admirer des moins savants;

1 The college of the Jesuits at La Flèche.

que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent; et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d'en 5 être trompé.

Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables; car c'est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose Io des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui n'ont rien vu. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays; et lorsqu'on est trop curieux des 15 choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. . . .

J'estimais fort l'éloquence et j'étais amoureux de la poésie; mais je pensais que l'une et l'autre étaient des dons de l'esprit plutôt que des fruits de l'étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et 20 qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique; et ceux qui ont les inventions les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus d'ornement et de douceur ne 25 laisseraient pas d'être les meilleurs poètes, encore que l'art poétique leur fût inconnu.

Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts méca30 niques, je m'étonnais de ce que leurs fondements étant si fermes

et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé: comme au contraire je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. Ils élèvent fort haut les 35 vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde, mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilitė, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide.

1 Unlike his contemporaries, Descartes spent much time in travel.

Je révérais notre théologie et prétendais autant qu'aucun autre à gagner le ciel, mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes 5 raisonnements; et je pensais que pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d'être plus qu'homme.

Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plu- 10 sieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer 1 mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière qui soient soutenues par des 15 gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable.

Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais qu'on ne pouvait avoir rien 20 bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes, et ni l'honneur ni le gain qu'elles promettent n'étaient suffisants pour me convier à les apprendre; car je ne me sentais point, grâces à Dieu, de condition qui m'obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de ma fortune; et, quoique je ne fisse pas profession de 25 mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu d'état de celle que je n'espérais point pouvoir acquérir qu'à faux titres. Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu'elles valaient pour n'être plus sujet à être trompé ni par les promesses d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un astrologue, 30 ni par les impostures d'un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d'aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu'ils ne savent.

C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres; et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait 35 trouver en moi-même ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir

1 réussir.

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