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bien peindre pour le faire admirer. Ils ressentaient, pour l'objet de leur travail, un amour pur de toute autre pensée, et un amour sérieux autant que pur, car en même temps qu'ils ne prétendaient point à régir les sociétés en écrivant, ils aspiraient à tout autre chose qu'à divertir les hommes; un amusement frivole et mondain était aussi loin de leur dessein qu'une propagande superbe ou détournée; modestes et fiers à la fois, ils ne demandaient aux Lettres, pour le public comme pour eux-mêmes, que des jouissances intellectuelles; mais ils portaient et ils provoquaient, dans ces jouissances, un sentiment profond et presque grave, se croyant appelés à élever les âmes en les charmant par le spectacle du beau, non à les distraire un moment de leur oisiveté ou de leur ennui.

Non-seulement c'est là le grand côté de la littérature du dix-septième siècle, mais c'est par

que le dix-septième siècle a été un siècle essentiellement et supérieurement littéraire. Les Muses, pour parler le langage classique, sont des divinités jalouses; elles veulent régner et non servir, être adorées et non employées, et elles ne livrent tous leurs trésors qu'à ceux qui ne les recherchent que pour en jouir, non pour les dépenser à des usages étrangers. Ce fut aussi par là que le Journal des Débats devint, il y a

cinquante ans, une puissance littéraire : d'autres journaux faisaient aussi, et avec talent, de la littérature; mais le Journal des Débats sut démêler mieux qu'aucun autre et s'appropria, pour ainsi dire, l'idée vraiment littéraire; il rappela les Lettres à elles-mêmes, et à elles seules, en les rappelant aux exemples du temps où elles avaient brillé avec le plus d'éclat, pour leur propre compte, et dans le sentiment le plus indépendant comme le plus pur de leur mission. Les principaux écrivains du Journal des Débats, à cette époque, MM. Geoffroy, Féletz, Dussault, Fiévée, Hoffmann étaient des hommes d'un esprit très-distingué; mais s'ils n'avaient écrit qu'isolément et chacun selon sa pente, ils auraient, à coup sûr, acquis bien moins d'autorité générale et de renommée personnelle. Ils se groupèrent autour d'une pensée, la restauration littéraire du dix-septième siècle; ils attaquèrent, dans ce but et sous ce drapeau, les écrivains du siècle suivant, de leur propre siècle, philosophes ou lettres, poëtes ou prosateurs, des hommes dont ils avaient longtemps subi l'influence, et dont, au fond, ils conservaient encorë souvent les goûts et les idées. Se plaçant ainsi, dans la sphère de la littérature, à la tête du mouvement généralde réaction anti-révolutionnaire, ils devinrent le journal littéraire par excellence,

et conquirent, sur le jugement et le goût une véritable domination.

Au sein même de cette domination, et avec toute la faveur de ce même journal qui l'exerçait, s'éleva le plus hardi novateur et le plus moderne génie de notre littérature contemporaine, M. de Châteaubriand génie aussi étranger au dixseptième siècle qu'au dix-huitième, brillant interprète des idées souvent incohérentes et des sentiments troublés du dix-neuvième, et atteint lui-même de ces maladies de notre temps qu'il a si bien comprises et décrites, et tour à tour combattues et flattées. Qu'on relise l'Essai historique sur les révolutions, René et les Mémoires d'Outre-Tombe, ces trois monuments où M. de Châteaubriand, jeune, homme fait et vieillard, s'est peint lui-même avec tant de complaisance : est-il une seule de nos dispositions et de nos infirmités morales qui ne s'y retrouve? Nos espérances si démesurées, nos dégoûts si prompts, nos tentations si changeantes, nos ardeurs, nos défaillances et nos renaissances perpétuelles, nos ambitions et nos susceptibilités alternatives, nos retours vers la foi et nos rechutes dans le doute, cette activité à la fois inépuisable et incertaine, ce mélange de passions nobles et d'égoïsme, cette fluctuation entre le passé et l'avenir, tous ces traits mo

biles et mal assortis qui caractérisent parmi nous, depuis un demi-siècle, l'état de la société et de l'âme humaine, M. de Châteaubriand les portait aussi en lui-même, et ses ouvrages, comme sa vie, en offrent partout l'influence et l'image. De là sa popularité, générale au milieu de nos dissensions, persévérante en dépit de nos révolutions politiques et littéraires. Ce gentilhomme lettré et voyageur qui s'est livré si hardiment à l'exubérance de son imagination riche des trésors de tous les siècles et de tous les mondes, cet écrivain qui a fait de notre langue un emploi si nouveau et quelquefois si téméraire, ce prosateur poétique et romantique a eu l'admiration des juges les plus purs et les plus rigides, de M. de Fontanes, de MM. Bertin, de toute l'école classique du Journal des Débats. Ce politique émigré et Bourbonien qui, toutes les fois que la question souveraine et définitive a été posée, s'est rangé dans le camp des anciens souvenirs, a toujours obtenu ou retrouvé la faveur des jeunes générations libérales, et même révolutionnaires. Il était attentif et habile à se concilier ces suffrages si divers; il avait l'instinct des impressions publiques, et savait choisir, dans ses propres sentiments, ce qui pouvait leur plaire; mais cette habileté n'eût jamais suffi à lui valoir tant de succès difficiles et contraires ;

par ses mérites et par ses défauts, par les qualités et par les faiblesses de son caractère comme de son génie, il était en harmonie avec son temps; il répondait à des penchants et à des goûts très-différents, mais également avides et charmés des satisfactions qu'il leur offrait. C'est par là que, dans la politique, et malgré ses continuels revers, il a toujours été un adversaire si redoutable, et que, dans la littérature, il a exercé sur le public tout entier, sur les esprits qui s'en défendaient comme sur ceux qui s'y livraient en admirateurs ou en imitateurs aveugles, une si prompte et si éclatante influence.

Mme de Stael ne cherchait point à plaire ainsi à tant de partis et de goûts divers. C'était une personne passionnée et sincère, qui avait sérieusement à cœur ses sentiments et ses idées, et en même temps un représentant fidèle du dixhuitième siècle, dans ses plus nobles et meilleures aspirations. Il ne s'est peut-être jamais rencontré une nature si vraie, formée au milieu d'une société si factice, ni un si brillant mélange de la vie de l'âme et de la vie des salons, d'émotions intimes et d'impressions mondaines. C'est là le trait original et frappant de Mme de Stael, et c'est par là qu'elle tient fortement au dixhuitième siècle, quoique d'ailleurs, et par d'importants côtés, elle s'en sépare. Siècle plein de

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