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ont rehaussé le prix du mérite, et établi une plus juste proportion entre l'homme et les choses; l'honnête homme a appris à se juger d'après sa propre valeur, et à se respecter lui-même dans l'abaissement de sa fortune; il a compris qu'un bienfait ne pouvait l'asservir, et il a senti qu'il ne devait plus solliciter des bienfaits en retour desquels il n'avait à donner que sa reconnaissance, et non sa personne. Avertis par cet instinct de fierté délicate qu'a développé en nous l'éducation, et que la décence soutient dans ceux-là même qu'elle gouverne le moins, nous aurons à supporter, dans la vie de Corneille, beaucoup d'actions et de paroles contraires. à nos idées et à nos habitudes; nous passerons avec surprise de ses tragédies à ses épîtres dédicatoires; nous rougirons de voir la même main,

La main qui crayonna

L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna1,

se tendre, s'il est permis de le dire, pour solliciter des libéralités qu'elle n'obtient pas toujours. Nous nous

2

1 Épître à Fouquet, imprimée à la tête d'OEdipe dans l'éd. de Voltaire; et t. X, p. 75 de l'éd. de 1758.

2 Voyez son Épitre de la Poésie à la Peinture, où il parle de la libéralité comme d'une vertu exilée de la cour depuis si longtemps, qu'on en a même oublié le nom :

J'en fais souvent reproche à ce climat heureux;

Je me plains aux plus grands comme aux plus généreux ;
Par trop m'en plaindre en vain je deviens ridicule ;

Ou l'on ne m'entend pas, ou bien l'on dissimule.

(La Poésie à la Peinture, t. X, p. 81, éd. de 1758.)

demanderons si c'est le même homme qui a pu s'élever et s'abaisser ainsi tour à tour, et nous verrons que livré tantôt à son génie, tantôt à sa situation, ce n'est effectivement pas le même homme.

Considérez d'abord Corneille dans ses rapports sociaux : dénué de tout ce qui distingue un homme parmi ses égaux, il semble irrévocablement marqué pour demeurer confondu dans la foule; sa tournure est commune', sa conversation pesante, son langage incorrect 2, sa timidité gauche, son jugement incertain, son

1 « La première fois que je le vis, dit Vigneul Marville, je le pris pour un marchand de Rouen. » (Mélanges d'Histoire et de Littéra« ture, t. II, p. 167.) « M. Corneille, dit Fontenelle, étoit assez grand « et assez plein, l'air fort simple et fort commun. » (Vie de Corneille, t. III, p. 124.) « Cependant il avoit, selon Fontenelle, le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la << physionomie vive, des traits fort marqués et propres à être trans« mis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. »

«

2 « Un autre est simple et timide, d'une ennuyeuse conversation; « il prend un mot pour un autre..... Il ne sait pas réciter ses pièces << ni lire son écriture.» (La Bruyère, des Jugements, t. II, p. 84.) << Sa conversation étoit si pesante qu'elle devenoit à charge dès « qu'elle duroit un peu. Il n'a jamais parlé bien correctement la langue françoise. » (Vigneul Marville, t. II, p. 167-168.) « Sa pro<< nonciation n'étoit pas tout-à-fait nette; il lisoit ses vers avec force, << mais sans grâce. Pour trouver le grand Corneille, il falloit le lire. » (Fontenelle, p. 125.) On disait qu'il ne fallait l'entendre qu'à l'hôtel de Bourgogne, et il le savait si bien qu'il disait lui-même :

α

Et l'on peut rarement m'écouter sans ennuy,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

(Billet à Pélisson, t. X, p. 124, édit. de 1758.)

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inexpérience celle d'un enfant. S'il se trouve rapproché par force, ou par hasard, des gens que la naissance ou la fortune ont placés au-dessus de lui, il ne connaît pas bien la mesure de ses divers rapports avec eux, ou plutôt il ne connaît entre lui et eux qu'un seul rapport, celui du protégé au protecteur; il ne considère de leurs différents titres que celui qu'ils peuvent avoir à sa reconnaissance, et il placera ainsi Montauron au niveau, si ce n'est au-dessus de Richelieu et de Mazarin. On pourra toujours déterminer, d'après la

1 Le partisan Montauron, à qui Corneille a dédié Cinna. Dans son épître dédicatoire il le compare à Auguste, par la raison qu'Auguste ayant uni la clémence à la libéralité, M. de Montauron, libéral comme Auguste, devait, comme lui, réunir les deux vertus. Ce qu'il y a d'assez singulier, c'est que, dans plusieurs des éditions où se trouve cette épître, les épithètes de libéral, généreux, adressées à M. de Montauron, sont écrites en caractères particuliers, apparemment comme on écrit en gros caractères le Monseigneur ou Votre Altesse, pour désigner le titre de M. de Montauron à cette espèce d'hommage. On assure que la dédicace de Cinna avait valu à Corneille mille pistoles. On ajoute qu'il avait dû d'abord dédier cette pièce au cardinal Mazarin; mais qu'il préféra M. de Montauron, qui payait mieux. Quelque accoutumé que l'on fût alors à l'enflure du style de la louange, on ne put pardonner à Corneille son épître : les éloges de ce genre, et accordés à ce prix, reçurent dès ce moment le nom d'épîtres à la Montauron. Voyez le Parnasse réformé, article XI du règlement : « Supprimons tous les panégy<< riques à la Montauron, etc. >>

Ce Montauron s'étant ruiné, Scarron disait :

Ce n'est que maroquin perdu
Que les livres que l'on dédie,
Depuis que Montauron mendie.

nature des hommages que rendra Corneille, le degré de la récompense qu'il en aura reçue, et l'excès de ses éloges ne prouvera jamais que l'excès de sa reconnaissance. Rien, dans ces éloges, ne paraît répugner en lui à des sentiments qu'il n'a pas élevés au-dessus de sa situation; il n'est, dans la plupart de ses actions, que ce qu'a voulu la fortune.

<< Laissez-le s'élever par la composition; il n'est pas « au-dessous d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, « d'Héraclius; il est roi, et un grand roi; il est poli<< tique; il est philosophe1. » Il a passé dans une sphère nouvelle; un autre horizon s'est ouvert devant lui; il est sorti de cette situation étroite qui enchaînait son imagination aux intérêts d'une fortune inférieure à ses facultés; il a compris tout ce que devaient imposer à des âmes généreuses une existence importante, une destinée élevée, la possibilité et l'espérance de la gloire; et c'est avec toute la force de la conviction qu'il a tracé à ses héros des devoirs qu'on ne l'avait pas accoutumé à attacher à l'humble existence sociale de Pierre Corneille '.

Cependant, il est un point sur lequel cette existence l'élève au-dessus du vulgaire : ses ouvrages sont sortis

1 Caractères de La Bruyère, T. II. p. 84.

2 « Il prête à ses vieux héros tout ce qu'il a de noble dans l'imagination; et vous diriez qu'il se défend l'usage de son propre « bien, comme s'il n'était pas digne de s'en servir» (OEuvres de Saint-Evremond, T. III, p. 246.)

de l'obscurité à laquelle est vouée sa vie; il a acquis, par sa renommée littéraire, une importance publique; dès lors cette renommée devient pour lui un objet de devoir; c'est dans ses ouvrages qu'il se respecte; là s'attache, non-seulement l'honneur de son génie, mais celui de son caractère; il croirait s'avilir s'il ne reconnaissait pas leur mérite avec la franchise et la hauteur d'un homme chargé de les défendre, et s'il consentait à se mettre au-dessous du rang où ils l'ont placé. « Il n'a << pas tenu à vous, dit-il à Scudéry, que, du premier « lieu où beaucoup d'honnêtes gens me placent, je ne << sois descendu au-dessous de Claveret.... Certes, on a me blâmeroit avec justice si je vous voulois mal pour « une chose qui a été l'accomplissement de ma gloire, « et dont le Cid a reçu cet avantage que, de tant de « poëmes qui ont paru jusqu'à présent, il a été le seul « dont l'éclat ait obligé l'envie à prendre la plume 1. »

Cependant, même quand il se défend si fièrement, Corneille ne sort pas, sur ce qui regarde l'homme et non le poëte, des idées et des habitudes ordinaires de sa conduite. Il y a évidemment pour lui deux espèces d'honneur bien distinctes, qu'il lui paraît d'autant plus ridicule de confondre que l'une des deux n'est pas à son usage. L'homme qui, dans le Cid, avait porté si haut les devoirs que l'honneur impose aux braves', ne se

1 Réponse aux Observations de Scudéry.

2 On avait été obligé de retrancher comme dangereux, dans un

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