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SUR LE PROCÈS DES SERFS DU MONT-JURA.

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LE

E jour de St Louis 1772, je pris poffeffion de ma cure. Plufieurs de mes paroiffiens vinrent en troupe, me demander mes fecours en verfant des larmes. Je leur dis que ma cure appartient à des moines qui me donnent une penfion de quatre cents francs, qu'on appelle, je ne fais pourquoi, portion congrue, et que je la partagerais volontiers avec mes amis. Leur fyndic portant la parole me repondit ainfi :

Nous fommes prêts nous-mêmes à mettre à vos pieds le peu qui nous refte, et à travailler de nos mains pour fubvenir à vos befoins. Nous venons feulement demander votre appui pour fortir de l'efclavage injufte fous lequel nous gémiffons dans ces déferts que nous avons défrichés.

Comment! que voulez-vous dire, mes enfans? quel esclavage? eft-ce qu'il y a des efclaves en France?

Oui, Monfieur, reprit le fyndic, nous fommes efclaves des mêmes moines fécularifés, qui vous donnent quatre cents francs pour deffervir votre cure, et qui recueillent le fruit de vos travaux et des nôtres. Ces moines devenus chanoines, fe font faits nos fouverains, et nous fommes leurs ferfs nommés mainmortables. Secourez-nous au nom de ce roi qui ne fit la guerre que pour délivrer des efclaves chrétiens et dont nous célébrons aujourd'hui la fête.

Je leur demandai ce que fignifiait ce mot étrange d'efclaves main-mortables. Lorfqu'autrefois, me dit le fyndic, nos maîtres n'étaient pas contens des dépouilles dont ils s'emparaient dans nos chaumières après notre mort, ils nous fefaient déterrer; on coupait la main droite à nos cadavres, et on la leur préfentait en cérémonie, comme une indemnité de l'argent qu'ils n'avaient pu ravir à notre indigence, et comme un exemple terrible qui avertiffait les enfans de ne jamais toucher aux effets de leurs pères, qui devaient être la proie des moines nos fouverains.

Je frémiffais, et il continua ainfi :

Nous fommes esclaves dans nos biens et dans nos perfonnes. Si nous demeurons dans la maifon de nos pères et mères, fi nous y tenons avec nos femmes un ménage séparé, tout le bien appartient aux moines à la mort de nos parens. On nous chaffe du logis paternel, nous demandons l'aumône à la porte de la maison où nous fommes nés. Non-feulement on nous refuse cette aumône; mais nos maîtres ont le droit de ne payer ni les remèdes fournis à nos parens, ni les derniers bouillons qu'on leur a donnés. Ainsi dans nos maladies nul marchand n'ofe nous vendre un linceul à crédit; nul boucher n'ofe nous fournir un peu de viande; l'apothicaire craint de nous donner une médecine qui pourrait nous rendre la vie. Nous mourons abandonnés de tous les hommes, et nous n'emportons dans le fépulcre que l'affurance de laiffer des enfans dans la misère et dans l'efclavage.

Si un étranger, ignorant ces ufages, a le malheur de venir habiter un an et un jour dans cette contrée barbare, il devient esclave des moines ainsi que nous.

Qu'il acquière enfuite une fortune dans un autre pays, cette fortune appartient à ces mêmes moines; ils la révendiquent au bout de l'univers, et ce droit s'appelle le droit de poursuite. (1)

S'ils peuvent prouver qu'une fille mariée n'ait pas couché dans la maifon de fon père la première nuit de fes noces, mais dans celle de fon mari, elle n'a plus de droit à la fucceffion paternelle. On lance contre elle des monitoires qui effraient tout un pays, et qui forcent fouvent des payfans intimidés, à dépofer que la mariée pourrait bien avoir commis le crime de paffer la première nuit chez fon époux; alors ce font les moines qui héritent. Que l'héritage foit de vingt écus ou de cent mille fancs, n'importe, il leur appartient.

Nous fommes des bêtes de fomme; les moines nous chargent pendant que nous vivons; ils vendent notre peau quand nous fommes morts, et jettent le corps. à la voierie.

Je m'écriai: Tout cela n'eft pas poffible, mes chers paroiffiens; ne vous jouez pas de ma fimplicité; nous fommes dans le pays de la franchise; nos rois, nos premiers pontifes ont aboli depuis long-temps l'efclavage; c'est calomnier des religieux de supposer qu'ils aient des ferfs. Au contraire, nous avons des pères de la Merci qui recueillent des aumônes, et qui paffent les mers pour aller délivrer nos frères lorfqu'on les a fait ferfs à Maroc, à Tunis, ou chez les Algériens.

Hé bien, s'écria un vieillard de la troupe, qu'ils viennent donc nous délivrer.

Quoi! repris-je, des monnitoires lancés pour découvrir fi une fille esclave n'aurait pas couché dans le lit (1) Le droit de poursuite a été aboli par l'édit de 1778.

de fon mari la première nuit de fes noces? non, ce ferait un trop grand outrage à la religion, aux lois de la nature. On ne fulmine des monnitoires que pour découvrir de grands crimes publics dont les auteurs font inconnus. Allez, je ne puis vous croire.

Comme j'achevais ces paroles, une femme nommée Jeanne Marie Mermet tomba presqu'à mes pieds en pleurant. Hélas! me dit-elle, ces bonnes gens ne vous ont dit que la vérité. Le fermier des chanoines de SaintClaude, ci devant bénédictins, a voulu me dépouiller des biens de mon père, fous prétexte que j'avais couché dans le logis de mon mari la nuit de mon mariage. Le chapitre obtint un monnitoire contre moi. J'étais réduite à la mendicité. Je voyais périr ces quatre enfans que je vous amène. Les sbires qui nous chaffaient de notre maifon me refusèrent le lait que j'y avais laiffé pour mon dernier né. Nous mourions, fans le fecours du célèbre avocat Chriflin defenseur des opprimés, et de M. de la Poule fon digne confrère, qui prirent ma défense, et qui trouvèrent des nullités dans le monitoire fatal, publié pour me ravir tout mon bien, comme on m'a dit qu'on en publia un à Toulouse contre les Calas. Le parlement de Befançon eut pitié de mon infortune et de mon innocence; mes perfécuteurs furent condamnés aux dépens par un arrêt folennel et unanime, rendu le 22 juin 1772.

Elle me fit voir l'arrêt du parlement de Befançon qu'elle avait entre les mains. Ma furprise redoubla. J'appris par mon fentiment qu'on pouvait être en même temps pénétré de douleur et de joie. J'avoue que je répandis bien des larmes, je bénis le parlement,

DU CURÉ. 479 je bénis DIEU; j'embraffai en pleurant mes chers paroiffiens qui pleuraient avec moi; je leur demandai pour quel crime leurs ancêtres avaient été condamnés à une fi horrible fervitude dans le pays de la franchise? Mais quel fut l'excès de mon étonnement, de ma terreur et de ma pitié, quand j'appris que les titres fur lefquels ces moines fondaient leur ufurpation étaient évidemment d'anciens ouvrages de fauffaires; qu'il fuffifait d'avoir des yeux pour en être convaincu; que dans plus d'une contrée, des gens appelés bénédictins, bernardins, prémontrés, avaient commis autrefois des crimes de faux, et qu'ils avaient trahi la religion pour exterminer tous les droits de la nature.

Un des avocats qui avait plaidé pour ces infortunés, et qui avait fauvé la pauvre Mermet des ferres de la rapacité, accourut alors, et me donna un livre infructif et néceffaire, intitulé: Differtation fur l'abbaye de Saint-Claude, fes chroniques, fes légendes, fes chartres, fes ufurpations, et les droits des habitans de cette terre.

Je congédiai mes paroiffiens, je lus attentivement cet ouvrage, que tous nos juges et tous ceux qui aiment la vérité ont lu, fans doute, avec fruit.

Je fus d'abord effrayé de la quantité des chartres fuppofées, de ce nombre prodigieux de faux actes découverts par le favant et pieux chancelier d'Agueffeau, et avant lui par les Launoy, par les Baillet, par les Dumoulin.

Je vis avec le fentiment douloureux de la piété indignée d'avoir été trompée par des fables, que toutes les légendes de Saint-Claude n'étaient qu'un ramas des plus groffiers menfonges inventés, comme le dit Baillet, au douzième et au treizième fiècles; je vis

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